Un nouveau Vietnam ?

La deuxième semaine de ce mois d’avril, la plus sanglante pour les troupes américaines depuis le début de leur engagement, ne pouvait que renvoyer, à tort ou à raison, aux images d’enlisement et de défaite d’un passé désastreux.

Publié le 19 avril 2004 Lecture : 6 minutes.

La comparaison est partout. À la une de USA Today et de Newsweek, sur les lèvres du premier journaliste à lever le doigt lors de la conférence de presse de George W. Bush le 13 avril, dans les commentaires des officiers de l’armée américaine pour qui Fallouja et Ramadi rappellent Huê et Khe Sanh, dans la bouche du sénateur Edward Kennedy affirmant que « l’Irak est le Vietnam de Bush », au coeur des sombres appréhensions des conseillers du président. Partout, sauf peut-être chez ceux qui sont censés jouer le rôle du vietminh : les insurgés irakiens. Pour eux, Fallouja est un remake de la bataille de Grozny, du siège de Beyrouth ou du combat fondateur de Karameh. À chacun ses références ou plutôt, en ce qui concerne les Américains, son traumatisme. Trente ans après la fin de la guerre du Vietnam, la seconde semaine de ce mois d’avril – la plus sanglante, pour l’armée américaine, depuis le début de son engagement en Irak – ne pouvait donc que renvoyer aux images d’enlisement et de défaite d’un passé désastreux. À tort ou à raison ?

Non, l’Irak n’est pas le Vietnam. C’est ce que disent et répètent les officiels américains, à commencer par George W. Bush lui-même, le 13 avril : « Je pense que cette analogie est fausse ; je pense aussi qu’elle envoie un message erroné, tant à nos troupes sur le terrain qu’à nos ennemis. » Les arguments, il est vrai, ne manquent pas en faveur de cette contre-thèse. Déjà évoquée il y a plus d’un an, dès le cinquième jour de l’offensive terrestre américaine, la vietnamisation de l’Irak repose sur une erreur de perspective : le conflit irakien a commencé par une guerre conventionnelle avant d’évoluer vers une guerre de guérilla, soit exactement l’inverse du cours suivi par le conflit vietnamien. Le chiffre des effectifs américains engagés – et celui des GI’s morts – est également incomparable. Un demi-million d’hommes au plus fort de la guerre du Vietnam en 1969, contre 137 000 aujourd’hui en Irak ; 58 000 morts au total (avec des pics allant jusqu’à 500 par semaine) dans le premier cas, moins de 700 (dont 90 lors de la semaine du 5 avril) depuis treize mois dans le second. A cet égard, certains spécialistes militaires estiment que la seule comparaison qui vaille doit être faite avec l’opération « Paix en Galilée » menée par Israël au Liban entre 1982 et 1987, et qui coûta à Tsahal 1 400 tués. Autre différence notable : les résistants irakiens n’ont ni stratégie concertée, ni base arrière, ni leader d’envergure nationale. L’Iran n’est pas la Chine, Moqtada Sadr n’est pas Ho Chi Minh et les divergences qui existaient au Vietnam entre bouddhistes, catholiques et communistes n’ont que peu de chose à voir avec le profond clivage qui sépare sunnites et chiites. Enfin, et c’est capital, le « front intérieur » résiste. Contrairement au contingent américain au Vietnam, au sein duquel les conscrits étaient majoritaires, l’armée engagée en Irak est entièrement constituée de professionnels. D’où l’absence de manifestations de masse aux États-Unis contre cette guerre, qu’une majorité d’Américains (entre 55 % et 57 % selon les sondages) considèrent toujours comme nécessaire et utile. Si l’on en croit les stratèges de l’administration Bush, l’Américain moyen perçoit la guerre d’Irak comme le prolongement de la « riposte patriotique » suscitée par les attentats du 11 septembre 2001. Il y voit donc une sorte d’intérêt urgent et personnel, une réponse sécuritaire à une menace précise. Ce qui n’a jamais été le cas lors de la guerre du Vietnam.

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Oui, l’Irak, c’est le Vietnam. Pour les partisans de cette thèse, les analogies sont nombreuses et frappantes, même si elles ne sont pas toujours convaincantes. Le déclenchement même de ces deux guerres repose sur des prétextes en grande partie fabriqués : les armes de destruction massive et les liens avec el-Qaïda d’un côté, l’incident naval du golfe du Tonkin de l’autre. L’erreur stratégique qui consiste à privilégier les moyens militaires pour atteindre des buts politiques est également répétée. Tout comme est identique la tendance patente des responsables militaires et civils à asséner des prédictions optimistes et à minimiser les forces et la crédibilité de l’« ennemi ». Ce que dit à ce sujet le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld – « une petite bande de terroristes » – rappelle ainsi irrésistiblement ce que disait son lointain prédécesseur Robert Mac Namara, et certaines phrases du général John Abizaïd auraient pu être prononcées par son équivalent lors du conflit vietnamien, William Westmoreland. Dans le même registre, la faible représentativité du gouvernement irakien intérimaire, largement discrédité, renvoie aussitôt à la « junte fantoche » du Sud-Vietnam, et son leader le plus médiatisé, Ahmed Chalabi, pion numéro un du Pentagone, a décidément quelque chose de Nguyen Van Thieu et du « gros Minh ». Quant au peu de fiabilité dont ont fait preuve, lors des récents combats, les policiers irakiens ainsi que les brigades paramilitaires de l’Iraqi Civil Defence Corps, nul doute qu’elle rappellera aux vétérans américains les performances pour le moins aléatoires de l’armée sud-vietnamienne. Enfin, des voix (rares) s’élèvent aux États-Unis pour s’inquiéter du comportement des marines face aux populations civiles lors de la bataille de Fallouja. Plus de six cents hommes, femmes, enfants et vieillards sont tombés, victimes « collatérales » de bombardements aveugles. Plus de dix mille Irakiens sont morts depuis le début de l’invasion. Les spectres du massacre du My Laï et du sinistre lieutenant William Calley rôdent déjà…
Certes, les effectifs américains engagés sont beaucoup moins importants qu’ils ne le furent au Vietnam (tout au moins à partir de la fin de 1965), mais leur puissance de feu est dix fois supérieure. Certes, les sondages sont favorables, mais ils l’étaient aussi pendant les premières années de la guerre du Vietnam, avant de se retourner brusquement. Certes, l’adversaire n’est pas le même, mais, tout comme les Vietnamiens étaient des nationalistes avant d’être des communistes, les Irakiens font de plus en plus passer leur haine de l’occupant avant leurs obédiences religieuses ou tribales. Ceux qui avancent la thèse d’une vietnamisation de l’Irak ajoutent que le même credibility gap (« déficit de crédibilité ») qui avait coûté si cher au président Lyndon Johnson est en train de se creuser, aux Etats-Unis, au détriment de George W. Bush. Plus les jours passent et moins la stratégie de sortie de crise, celle qui consiste à « finir le travail » et à ramener les boys à la maison, apparaît clairement. La date butoir du 30 juin, arbitrairement fixée et critiquée désormais ouvertement par le candidat démocrate John Kerry, ressemble à un artifice. Reste une guerre aux prétextes et aux buts de plus en plus vagues, menée, dit-on, pour le bien d’un peuple irakien perçu comme de plus en plus ingrat et de moins en moins compréhensible. Causera-t-elle la perte (électorale) de Bush, tout comme l’offensive du Têt, en février 1968, si coûteuse pour l’armée américaine, avait contraint Johnson à ne pas se représenter ? « Bush n’est pas Johnson, répond-on à la Maison Blanche, il n’est pas obsédé par l’Irak, et il ne se réveille pas à deux heures du matin pour ordonner un bombardement sur Fallouja. » Il n’empêche. Choqué par la diffusion d’images montrant des Américains lynchés dans cette ville du triangle sunnite, le président a eu cette phrase significative d’une névrose naissante : « Je veux la tête des assassins, je veux que des têtes tombent. »

L’Irak, nouveau Vietnam ? Pour l’instant, Bagdad est à Hanoï ce que le Canada Dry est à l’alcool. Mais la comparaison pourrait tout aussi bien s’inverser en cas de déroute américaine. Pour prégnant qu’il fut, le syndrome de la défaite au Vietnam a rapidement été compensé par l’échec soviétique en Afghanistan, la chute du mur de Berlin et l’entrée de la Chine dans la mondialisation capitaliste. Ses conséquences ont donc été très limitées et essentiellement psychologiques. Cette fois, de par l’inconscience et l’aveuglement idéologique de ceux qui la dirigent, l’Amérique a fait de l’Irak le test suprême de sa puissance globale, et de ceux qui s’opposent à elle des ennemis mortels. Un syndrome irakien serait donc infiniment plus dévastateur pour elle que ne le fut le syndrome vietnamien. Ce ne serait pas là, en effet, le triomphe de l’Oncle Ho, mais celui d’Oussama Ben Laden…

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