Sous la loi du marché

Comment nourrir une population en forte expansion tout en faisant face à la concurrencecroissante des produits d’importation ? Les records de production de l’année 2003-2004 ne doivent pas faire oublier que la modernisation est vitale.

Publié le 20 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

Adama est radieux en ce jour de mars. La saison dernière a été suffisamment pluvieuse et, avec ses réserves céréalières, il franchira sans problème la période de « soudure » avant la prochaine récolte. D’autre part, les camions de la CMDT, la Compagnie malienne pour le développement des fibres textiles, passeront bientôt collecter le coton dans son village de la région de Sikasso, au coeur de la « ceinture cotonnière » du Mali, et les quelque 300 000 F CFA qu’il touchera pour la tonne et demie livrée à l’égreneur lui permettront de pourvoir à l’éducation de ses enfants et de faire face aux besoins et aux dépenses imprévues du foyer.
La dernière campagne agricole au Sahel fera référence. Des pluies excellentes et bien réparties ont dopé la production et revigoré la végétation, une aubaine pour les éleveurs transhumants. Avec plus de 14,3 millions de tonnes de céréales, la récolte 2003-2004 est ainsi de 31 % supérieure à la moyenne des cinq dernières années. Ce record de production a pourtant son revers : la baisse des prix des produits, que les États sahéliens s’efforcent de freiner en demandant aux services publics et aux agences de gestion de l’aide alimentaire (Programme alimentaire mondial et ONG) d’acheter les surplus pour les stocker. Cette campagne agricole devrait donc permettre de reconstituer les réserves nationales et de réduire les importations, qui passeraient de 2,5 millions de tonnes en 2003 à 2,28 millions de tonnes en 2004.
L’embellie ne doit cependant pas faire illusion. La zone est extrêmement dépendante des aléas climatiques d’une année sur l’autre, et les résultats sur les trois dernières décennies sont loin d’être aussi brillants.
En décembre 2002, le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS), une institution dont sont membres le Cap-Vert, la Mauritanie, le Sénégal, la Gambie, la Guinée-Bissau, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad, a publié un document de prospective, « Sahel 21 : le refus de la misère, le choix de la sécurité alimentaire durable ». En avant-propos, le président malien Amadou Toumani Touré y rappelait la vie difficile des populations locales : « Un Sahélien sur deux vit en dessous du seuil de pauvreté, un sur trois affronte quotidiennement les affres de la faim et de la malnutrition. L’insécurité alimentaire est au coeur des préoccupations depuis les grandes sécheresses des années 1970 puis 1980. »
Le développement agropastoral sahélien est confronté à plusieurs problèmes structurels.
En premier lieu, l’agriculture peine à satisfaire une demande alimentaire qui croît au rythme soutenu de l’expansion démographique, de l’ordre de 2,7 % par an. Les exploitants sont contraints de réduire les temps de jachère et d’étendre les cultures sur brûlis, appauvrissant progressivement les sols. Les villes en expansion grignotent également les zones arables périphériques, sans que les cultivateurs profitent réellement d’une hausse de la consommation citadine. « L’urbanisation a entraîné une modification des habitudes alimentaires, explique Yamar Mbodj, conseiller en sécurité alimentaire au CILSS. Les Dakarois préfèrent, par exemple, le pain et les brisures de riz de mauvaise qualité aux céréales locales produites dans la vallée du fleuve. » Comment inciter les citadins à consommer davantage les productions domestiques : mil, maïs, sorgho ou niébé (haricot) ? Sans doute en les transformant plus systématiquement en produits « prêts à consommer », mieux adaptés à des ménages urbains qui consacrent de moins en moins de temps à faire la cuisine. Sans doute aussi en les vendant meilleur marché. Car si, au Mali par exemple, le prix du riz local reste généralement inférieur à celui du riz importé, au Sénégal, c’est le contraire. La libéralisation brutale de la filière et l’abaissement des barrières douanières ont mis en concurrence directe la production autochtone et les céréales asiatiques à bas prix. Dans les pays côtiers, plus facilement exposés à la pénétration des produits étrangers que les pays enclavés (Mali, Burkina Faso et Niger), l’agriculture souffre de la concurrence.
L’exposition au marché international est également très rude pour les produits de rente comme le coton. Cette filière, un modèle de réussite au Sahel, est particulièrement pénalisée par les subventions américaines et, dans une moindre mesure, européennes et chinoises.
Autre limite au développement agricole : l’inadaptation du système foncier et le manque de crédits, le second problème découlant du premier. La quasi-absence de titres de propriété, entre autres, dissuade les banques de prêter de l’argent à des paysans qui ne leur offrent pas suffisamment de garanties. Pour investir, il n’y a donc souvent pas d’autre solution de financement que des initiatives de microcrédits ou des « tontines » villageoises.
Malgré tout, l’espoir est permis. Le Sahel bénéficie en effet d’une paysannerie très dynamique. Les organisations professionnelles agricoles se substituent de plus en plus aux services publics en déshérence pour assurer l’encadrement des agriculteurs, la formation à la gestion, le conseil aux exploitations, etc. Mais elles jouent aussi un rôle politique, comme le souligne Yamar Mbodj : « L’émergence d’organisations profesionnelles dirigées par des producteurs bien formés et conscients des réalités économiques, pousse les responsables politiques à adopter des stratégies agricoles plus adaptées. » Ces nouveaux acteurs ne se privent pas de critiquer la libéralisation de l’agriculture, ou le manque de cohérence dans l’intégration régionale. Parmi eux, Ndiogou Fall, président du Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest (Roppa), défend le point de vue de la petite paysannerie. « Les politiques agricoles de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) montrent le souci des pouvoirs publics d’harmoniser les règlements de nos différents pays, concède-t-il. Néanmoins, les stratégies ne prennent pas suffisamment en compte les besoins de l’agriculture familiale. Ces politiques sont très ouvertes à la concurrence et pas assez adaptées à nos exploitations ».
L’intégration régionale, sur le plan agricole, s’est notamment traduite par l’adoption, en 2001, de la Politique agricole de l’Uemoa (PAU) par les huit pays membres de l’Union – Sénégal, Mali, Togo, Bénin, Burkina Faso, Guinée-Bissau, Niger, Côte d’Ivoire. La PAU a permis des convergences sur plusieurs questions, dont la défense des intérêts des producteurs de coton. Mais elle reste contrariée par les dissensions sur le Tarif extérieur commun (TEC) et les divergences d’intérêt entre pays enclavés et pays côtiers – ces derniers étant moins favorables au protectionnisme régional, car ils importent depuis longtemps du riz pour le réexporter vers les pays de l’intérieur.
Même si l’intégration régionale de l’Uemoa est freinée par la corruption, la faiblesse des infrastructures routières, les problèmes de change, les blocages de marchandises et la non-application des dispositions commerciales communautaires, les échanges intracommunautaires ont officiellement augmenté de 5 % à 8 % ces dix dernières années. Un bon chiffre, qui serait certainement encore plus élevé si on pouvait y inclure les flux générés par l’économie informelle.

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