L’inspecteur Maalouf passe aux aveux

L’auteur de « Léon l’Africain » nous entraîne, du Liban aux Amériques, à la recherche de la vérité sur quelques épisodes essentiels de son histoire familiale.

Publié le 19 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

Que l’auteur, devenu célèbre après avoir écrit des romans historiques marquants, tous fort documentés, nous propose dans son dernier livre une sorte de saga familiale évoquant le destin à travers deux siècles de la « tribu Maalouf », autrement dit des siens, n’est pas pour surprendre. Reconnu comme un maître dans l’art d’imaginer, de reconstruire et de conter le passé, issu d’une très vieille famille libanaise d’origine yéménite aux multiples ramifications – géographiques, matrimoniales, religieuses, professionnelles… – dont les membres innombrables ont souvent emprunté sur les cinq continents des chemins originaux ou surprenants, Amin Maalouf avait en effet à sa disposition un « matériel » abondant pour composer un tel ouvrage : un récit plein de personnages typés, chevauchant les générations, s’apparentant à un roman historique plus vrai que vrai puisque son contenu, évidemment, a pu être emprunté aux meilleures sources, à savoir les archives écrites et orales de ses parents proches ou lointains. D’ailleurs, n’avait-il pas déjà, de son propre aveu, bâti Le Rocher de Tanios, qui lui valut le prix Goncourt en 1993, en s’inspirant librement de faits réels et en grande partie énigmatiques – un meurtre, une vengeance… – que prétendaient rapporter scrupuleusement les dépositaires de la « légende » dans son village ancestral du Mont-Liban, à commencer par son père ?
Et pourtant ! Pour qui connaît – comme certains anciens de Jeune Afrique dont il fut le collègue – la grande pudeur d’Amin Maalouf, il n’allait pas de soi de l’imaginer ouvrir grand pour ses lecteurs son « roman familial », comme on dit depuis Freud. Mais, justement, et c’est là sans doute en partie le charme de l’ouvrage, c’est en tentant à la fois de ne rien cacher de l’histoire la plus intime de ses proches et de conserver pour l’essentiel sa réserve naturelle qu’il remplit ici avec bonheur ce qu’il considère lui-même comme un « devoir de fidélité » envers sa famille. Pour réussir à satisfaire ces deux objectifs apparemment contradictoires, il a d’abord limité chronologiquement son récit : à part quelques incursions dans les temps récents, tout se passe avant 1930, essentiellement à l’époque de ses grands-parents, dans les décennies qui précèdent et qui suivent le tournant du XIXe au XXe siècle. Voilà qui permet, en évitant de trop se mettre en scène avec son entourage immédiat, d’exclure le risque de sombrer dans le pathos ou les complaisances autobiographiques. Par ailleurs, la forme même de l’ouvrage, qui se présente comme une sorte d’enquête policière menée par l’auteur pour combler les trous de l’histoire familiale « officielle » ou rectifier ses erreurs, implique par nature, même si l’émotion n’est pas toujours absente, un certain recul par rapport aux événements relatés.
On pourrait d’ailleurs résumer rapidement le livre comme on le ferait d’un polar. L’inspecteur Maalouf, en effet, nous entraîne à sa suite, essentiellement au Liban puis aux Amériques, et surtout à Cuba, à la recherche de la vérité sur des épisodes essentiels de la vie de certains de ses parents, en particulier les deux « héros » de l’ouvrage, son grand-père paternel Botros, grand poète et pédagogue innovateur, et son grand-oncle Gebrayel, brillant commerçant, le frère aîné du précédent. Le flamboyant Botros est-il parti passer quelques années aux Amériques pour tirer son frère d’un très mauvais pas ou plus prosaïquement pour tenter de changer de vie et faire fortune ? Et ce dernier doit-il son immense richesse accumulée après son exil dans les Caraïbes à son seul sens des affaires ou à de troubles manoeuvres ? Est-il mort d’ailleurs de façon naturelle ou victime d’un mystérieux attentat ?
Après maintes péripéties, on trouvera – dans la montagne libanaise ou à Beyrouth, mais aussi à La Havane, au Caire, à Constantinople ou dans le Massachusetts – des réponses à ces questions et à bien d’autres. Ou, tout au moins, on pourra les deviner. Mais, au passage, et en compagnie de l’auteur, on aura surtout vécu, au fur et à mesure que ce dernier arrive à reconstituer à chaque fois un nouveau puzzle, des aventures peu banales.
Certaines ont trait aux moeurs et à la vie en société. D’autres croisent la grande Histoire. La plupart entremêlent ces deux registres. Ainsi apprendra-t-on quelles sont, au Moyen-Orient d’autrefois, les façons les plus subtiles de séduire sa future femme, et d’abord la famille de celle-ci sans l’approbation de laquelle rien n’est possible, quand l’entreprise paraît vouée à l’échec. Mais aussi, par quel cheminement bizarre un militant politique nationaliste libanais peut devenir un catholique intégriste retiré avec sa famille dans une communauté religieuse austère de l’est des États-Unis alors même qu’il avait professé dès son jeune âge la libre-pensée. Ou par quels moyens un citoyen de l’Empire ottoman récemment descendu du bateau réussit en quelques années à devenir une figure de proue de la grande bourgeoisie cubaine du début du XIXe siècle. Ou encore comment un étonnant directeur d’école qui s’est donné pour mission de répandre les Lumières au Levant – il s’agit en fait de Botros – peut décider, contre l’avis de tous ses proches effarés, de donner à son dernier enfant – malencontreusement une fille – un prénom masculin pour honorer à sa manière l’ardeur réformiste laïque et moderniste d’un Mustapha Kemal alias Atatürk.
Bien entendu, l’auteur en est persuadé, pour vivre de telles aventures, pour assumer de tels destins, pour exister ainsi aux confluents de toutes les croyances et de toutes les trajectoires culturelles ou politiques qui ont marqué les temps modernes, il suffit… de s’appeler Maalouf. Non pas qu’il fasse preuve de la moindre suffisance. Mais parce qu’il cherche en fait, à travers ce travail de limier sur « une tribu qui nomadise depuis toujours dans un désert aux dimensions du monde », dont les pays sont « des oasis que nous quittons quand la source s’assèche », les maisons « des tentes en costume de pierre », les nationalités « affaire de dates ou de bateaux », à repérer, découverte après découverte sur les secrets des uns et des autres, ce qui fait le génie particulier de sa famille. Et donc, sans trop l’avouer ouvertement bien sûr, ce qui a constitué sa propre personnalité, celle d’un homme qui, à cheval sur l’Orient et l’Occident, s’est notamment fait à travers son oeuvre le chantre de la vertu des identités multiples.
Une sorte de quête psychanalytique, version autoanalyse. Mais une autoanalyse très originale puisqu’elle consiste, pour réexaminer les péripéties de sa vie, non pas à se poser soi-même, fût-ce symboliquement, sur le divan, mais à y allonger ses ancêtres les plus représentatifs. Pour le plus grand plaisir du lecteur assis à la place du psychanalyste sans jamais avoir l’impression d’être indiscret.

Origines, d’Amin Maalouf, Grasset, 488 pp., 21,5 euros.

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