L’exilé communiste que j’ai connu

Publié le 19 avril 2004 Lecture : 4 minutes.

Il est souvent difficile de se rappeler que des présidents auréolés par le prestige de
leur fonction ont été jadis des opposants sans pouvoir. Il est particulièrement difficile
de se souvenir que Thabo Mbeki, le peu bavard président de l’Afrique du Sud, était, il y a quinze ans, un exilé communiste à la parole facile qu’on voyait mal diriger un jour son pays. Jusqu’à quel point a-t-il changé ?
Lorsque j’ai fait sa connaissance à Londres en 1985, il était l’assistant d’Oliver Tambo, le président du Congrès national africain (ANC), que j’avais d’abord rencontré à Johannesburg dans les années 1950. J’avais fait aussi, à l’époque, la connaissance du père de Thabo, Govan Mbeki, un redoutable intellectuel marxiste qui devait être par la suite condamné à la prison à vie avec Mandela.

Thabo avait ainsi d’impeccables références révolutionnaires. En exil, il avait fréquenté l’université de Sussex, en Angleterre, où il s’était fait de solides amis anglais et s’était spécialisé en économie, mais sans rien perdre de son radicalisme. « Mes professeurs d’économie répétaient : Toutes choses égales d’ailleurs », disait-il plus tard ; moi, je pensais : Les choses ne sont pas égales ». »
À Londres, c’était un homme charmant et amusant, qui adorait discuter tard dans la nuit autour d’un verre avec des amis anglais. Il a épousé une très jolie femme, Zanele Dlamini, dont la sur Edith était mariée à un aristocrate anglais, et la fête qui a suivi le mariage a été célébrée dans une superbe maison de campagne. Il se plaisait beaucoup
plus en Angleterre qu’à Moscou. Mais c’était aussi un militant fidèle et dévoué de l’ANC, et un diplomate de grand talent. J’ai assisté à de nombreux débats avec des patrons et des hommes politiques de droite, où il leur expliquait patiemment que l’ANC ne ruinerait pas l’Afrique du Sud.
Quand l’interdiction de l’ANC a été levée en 1990 et que Mandela est sorti de prison, Mbeki est rentré en Afrique du Sud pour devenir son bras droit. Lorsque l’ANC s’est
retrouvé aux portes du pouvoir, Mbeki s’est montré pragmatique. Il a démissionné du Parti communiste et décidé que l’ANC devait renoncer aux nationalisations et jouer le jeu du capitalisme mondial.
Il n’était pas un grand orateur et préférait agir en coulisse. Il restait un intellectuel introverti, peu porté sur la démagogie ou la rhétorique. Ses amis noirs plus militants
plaisantaient sur ses manières anglaises, son amour de Shakespeare et le plaisir qu’il prenait à fumer la pipe.
Lorsque l’ANC a gagné, il y a dix ans, les premières élections démocratiques, Mbeki est devenu vice-président. Mandela s’en est grandement remis à lui pour gouverner le pays. C’est largement grâce à Mbeki que l’ANC a pu se réconcilier avec ses ennemis d’autrefois et que l’économie est partie du bon pied. Ce n’est pas Mandela qui a choisi Mbeki comme vice-président, mais le bureau de l’ANC, comme Mandela me l’a clairement indiqué. Ce dernier aurait préféré le jeune rival de Mbeki, Cyril Ramaphosa. En privé, il a parfois regretté la tendance de Mbeki à s’entourer de « copains » et à se méfier un peu trop de rivaux potentiels.
Quand Mandela a pris sa retraite, il y a cinq ans, il a très courtoisement passé la main à
Mbeki. Mbeki n’avait évidemment pas l’auréole de son charismatique prédécesseur. J’ai trouvé le président Mbeki tout à fait réfléchi et rationnel sur la plupart des sujets. Il a imposé une discipline rigoureuse dans le domaine économique. Et a été conscient des dangers que représentaient le Zimbabwe voisin et son dictatorial président Mugabe. Mais il s’en est tenu à une « démocratie tranquille », cherchant à éviter toute confrontation
qui aurait risqué de plonger le Zimbabwe dans la guerre civile et forcé des millions de réfugiés à émigrer en Afrique du Sud.
Il y a un problème, cependant, la crise du sida, sur lequel je l’ai trouvé irrationnel. Il est vrai qu’il a fini par renoncer à son idée que le sida n’était pas nécessairement
lié au VIH. Il a désormais autorisé d’ambitieux programmes de lutte antisida. Mais il refuse toujours d’utiliser le prestige de la présidence pour donner toute sa dimension à
cette tragédie. Son obstination a laissé perplexes bon nombre des vieux amis de Thabo, y compris moi-même, qui s’interrogent sur les raisons de cette attitude.

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Il est certain que, comme président, Mbeki est plus sur la défensive, très différent de l’exilé détendu et sociable toujours prêt à discuter. Il n’est pas à l’aise dans la
foule, avec une tendance à se replier sur lui-même. L’humoriste afrikaner Pieter-Dirk Uys, grand supporteur de Mandela, est plus réservé sur son successeur : « Nous avons
un gouvernement du peuple pour le peuple, par le peuple, dirigé par un président qui n’aime pas le peuple. »
Des adversaires plus agressifs de Mbeki vont plus loin. Ils pensent qu’il n’a pas échappé à la paranoïa dont sont atteints d’autres dirigeants africains tentés par l’autocratie.
Ils ont même craint qu’il ne modifie la Constitution pour s’offrir un troisième mandant en 2009. Mais Mbeki, j’en suis convaincu, a fait preuve d’un bon jugement dans la plus
grande partie de sa présidence. Il a gardé son talent de négociateur, qui lui a permis de sauvegarder l’unité de son pays multiracial et de lui assurer une stabilité à laquelle peu de ses adversaires croyaient il y a dix ans.
Il reste essentiellement l’homme que j’ai connu dans l’exil, un intellectuel profondément influencé par la culture européenne, grand connaisseur de Shakespeare et toujours conscient des limites du pouvoir. Ses mauvais rapports avec certains Blancs sont davantage liés aux problèmes inhérents à sa fonction qu’à ses défauts personnels.

* Écrivain et journaliste britannique, spécialiste de l’Afrique australe et auteur de Mandela, the Authorized Biography (HarperCollins, 1999), dont une version française a été publiée avec le numéro 2 de La Revue de l’intelligent.

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