Le mystère Mbeki

Publié le 19 avril 2004 Lecture : 10 minutes.

A 62 ans, l’homme qui se succédera à lui-même à la présidence sud-africaine, le 27 avril, restera- t-il celui que ses compatriotes ont découvert pendant les trois mois de campagne électorale ? Les Sud-Africains attendent avec impatience de savoir si ce nouveau Thabo Mbeki, jovial et curieux, attentif et compatissant, conservera ces qualités qu’on ne lui connaissait pas au lendemain de l’écrasante victoire du Congrès national africain (ANC), qui a remporté les élections générales du 14 avril en améliorant son score des scrutins de 1994 et 1999.
Froid, distant, intellectuel brillant, mais sans âme, voire méprisant : ses concitoyens n’avaient pas de mots assez durs pour vitupérer leur chef de l’État, jusqu’à afficher à son égard une indifférence caractérisée. La comparaison avec Nelson Mandela, son prédécesseur, était facile, mais ô combien ingrate. D’autant que la stature morale et politique du « géant » n’était pas la seule à faire ombrage à Mbeki, le 16 juin 1999, quand il prit pour la première fois possession des bureaux de Pretoria. Govan Mbeki, son père, Oliver Tambo ou Walter Sisulu sont autant d’autres figures historiques de l’ANC difficiles à égaler. Thabo Mbeki a pris le parti de s’en éloigner. Résultat : les Sud-Africains craignaient cet énigmatique dirigeant, aidés par une presse largement défavorable à celui qui dirige l’ANC depuis 1997. Thabo (on ne lui connaît pas d’autre surnom) était un antihéros.
Depuis le début de cette année 2004, qui marque le dixième anniversaire des premières élections libres, Thabo Mbeki s’est métamorphosé. Le diplômé d’économie de l’université de Sussex, en Grande-Bretagne, a délaissé les sièges des avions et les lambris des palais pour s’asseoir par terre, dans les townships, et discuter avec les pauvres, faisant tourner en bourrique son porte-parole, peu habitué aux changements d’emploi du temps d’un chef d’ordinaire à cheval sur le protocole. Thabo a abandonné l’anglais pour parler xhosa, zoulou ou afrikaans. Dansant, chantant, sous les yeux ébahis de Jacob Zuma, son vice-président, pourtant beaucoup plus prompt aux déhanchements spontanés, il n’a pas caché son plaisir de visiter le pays et a étonné jusqu’à ses proches collaborateurs. De l’avis d’un ministre, « on ne l’avait jamais vu comme ça ».
Sa réélection était certes jouée d’avance, grâce à la légitimité historique de l’ANC, mais le candidat du parti dominant a tenu à écouter les doléances de ses administrés. Il a gagné vingt points dans les sondages depuis l’année dernière. Les mêmes médias sud-africains et étrangers qui l’éreintaient ne tarissent plus d’éloges sur ce Mbeki II qui a laissé tomber la cravate au profit du polo de golf. La popularité ne serait-elle qu’une question d’apparence ? Pas loin de le penser, Mbeki semble pourtant avoir réellement changé. Car il pourrait avoir gagné, par ce deuxième scrutin en sa faveur, l’adoubement populaire qui lui faisait tant défaut ainsi qu’une légitimation, cette fois-ci sortie des urnes, de son bilan. Même si on a pu taxer Thabo Mbeki d’élitisme, la voix du peuple, dans sa famille, compte plus que tout.
En 1999, Epainette, sa mère, lui avait déjà remonté les bretelles. Le rythme de la redistribution des terres était beaucoup trop lent, jugeait-elle. Qu’avait-il donc, son vice-président de fils, à oublier les Sud-Africains, ceux qui avaient souffert ? En 2004, elle a remis ça : « Je suis très critique vis-à-vis du gouvernement, a-t-elle déclaré à l’hebdomadaire Mail & Guardian. Je suis du côté du peuple. » Sous-entendu, tu as encore bien du travail, mon garçon.
« Je suis né dans la lutte », a un jour expliqué l’actuel président. Thabo Mvuyelwa Mbeki a vu le jour en 1942 près d’Idutywa, dans la province du Cap oriental, au sein d’une famille de la petite-bourgeoisie, éduquée et engagée. Tous deux enseignants, Govan et Epainette Mbeki élèvent leurs quatre enfants dans l’amour des livres, mais aussi dans les conditions de vie difficiles d’un village. Les membres de la tribu des Mfengus dont est issu Govan ont été parmi les premiers Sud-Africains noirs à monter à cheval, à lire, à devenir commerçants ou prêtres. L’élite, déjà. Avec, en plus, chez les Mbeki, une âme de missionnaires, comme le souligne Mark Gevisser, le biographe du chef de l’État.
Devenu l’un des leaders du Parti communiste, Govan part à Port Elizabeth diriger le journal d’opposition, The Age Magazine. Epainette tient la boutique, à l’intérieur de laquelle le jeune Thabo, dès l’âge de 7 ans, lit les lettres adressées par les mineurs exilés à Johannesburg à leurs femmes restées au village. Il apprend vite l’injustice faite à son peuple, à l’heure où on le sépare de sa famille.
Conscient des risques qu’il prend en s’engageant contre l’apartheid, Govan a très tôt habitué ses enfants à recevoir une autre autorité que la sienne. À 10 ans, Thabo quitte le domicile familial pour habiter chez son oncle. De toute façon, il faut apprendre à être indépendant. « Ne jamais attendre que quelqu’un d’autre fasse le travail à votre place, répète sa mère. Vous devez le faire pour vous-même. » Un principe mis en oeuvre par le jeune Thabo, au collège de Lovedale, une école de missionnaires, où ses enseignants se souviennent de lui comme d’un garçon brillant.
À l’époque, Mbeki ne semble pas avoir développé les qualités de leader que possédait un autre étudiant, quelques années auparavant, Chris Hani, qui deviendra son principal challenger à la succession de Mandela, avant de se faire assassiner. À 14 ans, Mbeki s’inscrit quand même à la ligue des jeunes de l’ANC, pour, trois ans plus tard, se faire renvoyer de Lovedale. Il avait incité sa classe à boycotter les cours pour protester contre la mise en place de l’éducation bantoue – un enseignement de seconde zone pour les Noirs. Il passera sa matric (l’équivalent du baccalauréat) par correspondance, avant d’être envoyé à 18 ans à Johannesburg et placé sous la protection de Walter Sisulu, secrétaire général de l’ANC de 1949 à 1955. Là, il fréquente le Congress Movement Activists, et rencontre Essop Pahad, aujourd’hui son plus proche conseiller et ami, qui se souvient d’un homme agréable, ouvert, et dont le charme attirait les demoiselles. Mbeki est recruté au Parti communiste, qu’il quittera par la suite, non sans avoir retenu toutes les possibilités qu’offre l’idéal du changement social.
En 1962, alors que se profile le procès de Rivonia, à l’issue duquel Mandela et Mbeki père seront condamnés à la prison à vie, l’ANC exfiltre Thabo. Via la Tanzanie, il rejoint Londres et Brighton, où il s’inscrit à l’université de Sussex. Au menu : un master d’économie, bien sûr, mais aussi Shakespeare, Yeats et Brecht pendant les temps libres. Quand il en a, car l’arrivée à Londres signe l’engagement total dans la lutte contre l’apartheid du futur chef d’État. Les aînés, dont Oliver Tambo, président du parti de 1967 à 1991, qui deviendra son mentor et le protégera pendant toute sa carrière, le repèrent et lui assignent la tâche de créer une association d’étudiants sud-africains en exil.
En 1964, il assiste de loin à la condamnation de son père. Alors que ses camarades de classe découvrent les minijupes, la libre-pensée et la nouvelle gauche, Thabo fume la pipe, porte des vestes de tweed et entame avec d’autres étudiants une longue marche de protestation contre la peine de mort en Afrique du Sud. Une manière de lutter pour son père. À moins que ce soit pour l’ANC. La différence est mince pour Thabo. Brisée par la lutte, la famille Mbeki n’aura pas plus d’importance dans sa vie que la « famille ANC ». En 1989, quand Thabo revoit son géniteur pour la première fois depuis vingt-huit ans, la poignée de main est froide entre deux hommes qui ne sont plus tant père et fils que « camarades », selon les mots mêmes de Govan. « Je n’ai jamais eu de temps à consacrer à mes enfants », avouera ce dernier au début des années 1990. Mbeki appliquera le même modèle. Son seul fils, issu d’une union d’adolescence, a disparu dans les années 1980. Il n’a pas vraiment cherché à le retrouver.
Citant un poème dont il a oublié l’auteur, Mbeki s’explique : « À la guerre, si votre camarade tombe devant vous, vous ne devez pas vous arrêter. Vous continuez la bataille. Il faut apprendre à ne pas pleurer. » Au grand dam des Sud-Africains, Mbeki n’exprime aucune nostalgie pour les collines de ses parents ou le village familial. Il n’appartient pas à un clan. Son destin est de faire le bien de l’Afrique du Sud, pas d’Idutywa. De sa vie privée ou de ses sentiments, il ne veut jamais parler. Peut-être n’en a-t-il guère, estiment ses détracteurs. Parce qu’il a réellement sacrifié sa vie à la grande cause de l’Afrique du Sud, arguent ceux qui l’admirent.
À la fin des années 1960, les voyages commencent pour le jeune Mbeki. Ils ne s’arrêteront pas de sitôt. L’Union soviétique, d’abord, pour l’entraînement militaire, puis la Zambie, le Botswana, le Swaziland. En 1975, il arrive au Nigeria, où Oliver Tambo le nomme représentant de l’ANC. Il est alors le plus jeune membre du comité exécutif du parti. En 1978, il est secrétaire politique de Tambo, puis directeur de l’information. Le travail diplomatique commence. Il contribue à retourner l’opinion internationale contre le régime de l’apartheid, en parcourant le monde, tandis que Chris Hani et les MK (militaires du mouvement Umkhonto weSizwe, la branche armée de l’ANC) raillent l’élite du parti, qui ne connaît que les capitales et les bureaux dorés.
De retour en Afrique du Sud, en 1990, Mbeki a bien du mal à lutter contre l’image proprette qui lui colle à la peau. C’est un fait : il préfère la négociation à la lutte armée. Il n’empêche, ses talents de diplomate font merveille. La tâche difficile de rallier les Afrikaners et les Zoulous à la cause de l’ANC lui échoit. Naît alors la méthode Mbeki : faire croire à l’adversaire qu’il a signé de son propre chef, sans vraiment savoir ce qu’il a accepté.
De ses séjours à l’extérieur du pays qui ont duré presque trente ans, il garde le goût de la vie à l’étranger. Ses concitoyens lui ont suffisamment reproché, pendant son premier mandat, de passer trop de temps loin de la patrie et d’oublier leurs difficultés quotidiennes, mais lui n’en démordra pas : l’Afrique du Sud ne sera un grand pays que si elle trouve sa place dans le monde.
Même si elle était dirigée lors de son séjour par une « Dame de fer » qui refusait de voir en l’ANC l’avenir de l’Afrique du Sud, il est resté très attaché à l’Angleterre. En 1974, n’avait-il pas choisi la « perfide Albion » pour épouser Zanele Dlamini à Farnham Castle, l’ancienne demeure des évêques de Winchester ? « Un mariage africain dans une église anglicane. C’était formidable, mais bizarre », se souvient l’une de ses camarades étudiantes. Du Thabo à l’état pur. « Il a toujours porté le paradoxe en lui, écrit Gevisser. Entre le soldat et le diplomate, le prêcheur et le polémiste, Govan Mbeki et Oliver Tambo, Moscou la soviétique et Sussex la décadente, les boutons dorés et les treillis militaires, entre le héros et l’antihéros. »
Ainsi son attitude sur le sida a-t-elle été très difficile à comprendre. En refusant, en 2000, d’établir un lien entre VIH et sida, Thabo Mbeki choque les militants qui luttent chaque jour contre les ravages de la maladie. Son entêtement laisse pantois. Les uns le taxent de cynisme, estimant qu’il a pour vraie préoccupation le coût monstrueux que représente la trithérapie pour les 5 millions de Sud-Africains séropositifs. Les autres soupçonnent cet homme qui aime s’informer seul (il adore Internet) de vouloir avoir raison contre la majorité.
Mais Mbeki a besoin, aussi, de montrer aux yeux du monde que le sida n’est pas un « mal africain ». Sans cesse tiraillé entre son africanisme combatif et le besoin de compromis pour faire de l’Afrique du Sud un acteur incontournable aux yeux des dirigeants occidentaux, il a du mal à jouer sur les deux tableaux. Son ambivalence n’aide pas les Sud-Africains à le comprendre. D’autant que, déjà avare de discours, Mbeki donne très peu d’interviews. Il estime que ses lettres hebdomadaires publiées sur le site de l’ANC suffisent. À Sussex, ses conquêtes féminines se plaignaient déjà de sa réserve. « C’est un problème persistant », avait avoué Mbeki en 1998, lors du lancement de son recueil de discours. « Connaître Mbeki, explique Gevisser, signifie le posséder. Et Mbeki n’appartient à personne. »
Le successeur de Mandela, quoi qu’il en soit, a montré ses qualités de chef d’État et d’homme politique rusé. Au début des années 1990, il a noyauté l’ANC, placé ses fidèles aux postes clés des instances dirigeantes du parti, réussissant à évincer Cyril Ramaphosa, dauphin putatif de Mandela et homme d’affaires prospère et de réseaux puissants. Une anecdote circule à Pretoria, dont la véracité n’est pas avérée, mais qui nourrit le mythe Mbeki : un jour, à Londres, dans les années 1960, Oliver Tambo demande à ses jeunes recrues de plancher sur un dossier. Immédiatement après la réunion, Mbeki suggère à ses amis étudiants d’aller boire un verre au pub avant de se mettre à la tâche. Tard dans la nuit, la petite troupe rentre chez elle, assommée par les vapeurs de l’alcool. Thabo, lui, travaille toute la nuit. Le lendemain, il est le seul à présenter une copie correcte à Tambo.
Aujourd’hui, Tony Leon, le leader de la Democratic Alliance, principal parti de l’opposition, dénonce un Machiavel avide de pouvoir personnel. Probablement suscitée par ses adversaires, la rumeur a circulé, au début de l’année, qu’il pourrait réviser la Constitution afin de s’assurer un troisième mandat en 2009. Mandela en personne a dû voler à son secours en rassurant la population : « Il n’a certainement pas l’intention de le faire. »
Reste que Madiba apparaît aux yeux des Sud-Africains comme le dernier rempart contre le pouvoir total de Mbeki. Il demeurera à jamais le père de l’Afrique du Sud arc-en-ciel, mais Thabo Mbeki, n’est plus seulement le « petit chef » qui lui a succédé. Le nouveau Mbeki que l’Afrique du Sud a réélu saura-t-il entendre, du haut de son piédestal, la voix de Shakespeare résonner : « Il est excellent d’avoir la force d’un géant. Mais tyrannique de l’utiliser comme un géant. »

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