L’écolier octogénaire

Grâce à la récente gratuité de l’école, un vétéran de la guerre d’indépendance peut enfin apprendre à lire, à écrire et à compter.

Publié le 19 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

Kimani Ng’ang’a Maruge n’est plus tout jeune. Bon pied, bon oeil ? Non. Crâne dégarni, barbichette blanche et peau tannée par le soleil, le vieillard ne voit ni n’entend bien et se déplace lentement, appuyé sur une canne, le dos courbé par le poids de ses 84 ans. Mais, depuis janvier 2004, ce vétéran de la guerre d’indépendance du Kenya est devenu une célébrité dans son pays. Et bien au-delà de ses frontières. Son histoire, colportée par les médias, a fait le tour du monde. Tout comme cette photo qui le montre en costume d’écolier kényan, attablé à un pupitre, au milieu de dizaines d’enfants âgés de 6 ans à peine, appliqué à former des lettres sur un cahier, concentré sur son travail en dépit du brouhaha de ses jeunes camarades…
Tout commence à la fin de 2002. Le 27 décembre, la coalition arc-en-ciel de Mwai Kibaki l’emporte sur la Kenya African National Union (Kanu), le parti au pouvoir depuis plus de quarante ans. Parmi les promesses de campagne, il y a celle de rendre l’école primaire gratuite et obligatoire pour tous. Le nouveau président ne peut se dédire.
Pour Kimani, c’est une chance à saisir. Il a 84 ans, et alors ? « Les gens me disent des choses à propos de la Bible, et je ne sais pas si elles sont vraies. Je veux pouvoir lire le Livre saint par moi-même, pour vérifier », on ne saurait trouver meilleur argument. De surcroît, il se plaint d’avoir été bien souvent arnaqué, et il en a assez : il est temps d’en finir, en apprenant à compter. Armé de toute sa volonté, Kimani se présente à l’école primaire de Kapkenduiywa, près d’Eldoret, au nord-ouest de Nairobi, pour s’inscrire en Standard One. Chez les enseignants, c’est la stupéfaction. Que faire de ce mzee – « sage et respectable » en swahili – qui veut apprendre à lire et à compter avec des enfants de 78 ans plus jeunes que lui ? La directrice de l’école, Tabitha Busolo, raconte : « Nous pensions qu’il plaisantait quand il est venu s’inscrire. Il était parmi les premiers nouveaux à se présenter, et on lui a donné quatre cahiers d’exercices et un stylo pour le calcul, l’anglais, le swahili et d’autres sujets d’ordre général. » Bien sûr, Kimani s’est plié à la tradition de l’uniforme scolaire. Il a coupé son pantalon bleu au-dessus des genoux pour le transformer en bermuda, s’est acheté une chemise bleu clair et des chaussettes rayées, et a revêtu une veste outremer.
Comme tous ses camarades, Kimani arrive à l’école à 8 heures et rentre chez lui à 12 h 45. Il n’habite pas très loin, à quelque 500 mètres de là, dans une hutte en pisé qu’il partage avec sa soeur. L’après-midi, pendant que les enfants jouent, lui emmène paître sa vache et ses cinq moutons.
Certes, Kimani jouit de quelques avantages par rapport à ses jeunes et fringants comparses : alors que les enfants s’assoient directement sur le sol, lui bénéficie d’une chaise et d’un pupitre. Ils lui ont été accordés par la professeur principale, Jane Obinchu. Et en ce qui concerne l’éducation physique, on ne voit pas Kimani courir en tous sens, jouer, se chamailler et pousser des hurlements : il s’échauffe tranquillement les muscles. Mais pour le reste, Mzee Maruge est un élève comme les autres. Il apprend peu à peu à lire, à écrire, à résoudre de petits problèmes de calcul.
Certains officiels kényans se sont élevés contre l’intrusion d’un adulte dans une classe réservée aux enfants. Kimani a expliqué qu’il se serait senti intimidé avec d’autres adultes : comme il n’avait pu bénéficier de la moindre éducation dans sa jeunesse, il se sentait obligé de commencer au tout début. Un compromis a été trouvé, et il partage désormais une classe spéciale avec quatre autres adultes qui bénéficient de cours individualisés. D’après son professeur, Moses Chemworem, Kimani Maruge « est très motivé ». Quant à Jane Obinchu, elle n’en revient toujours pas : « Nous pensions qu’il viendrait pour une semaine ou deux, avant de laisser tomber. » Que nenni ! Il n’a pas laissé tomber : il suit le règlement de l’école à la lettre, n’arrive jamais en retard, ne désobéit pas et porte avec soin son uniforme. Il est même le seul à demander des devoirs ! Et lorsque ses camarades de 5 ou 6 ans ne se tiennent pas bien, ils s’entendent désormais dire : « Comportez-vous comme le vieil homme. Certains d’entre vous viennent ici pour dormir. Vous avez vu comme il dévore ses livres ? Vous devriez en faire autant ! »
Quand il ne parvient pas à résoudre un problème de calcul, Kimani utilise de petits cailloux comme d’autres comptent sur leurs doigts… Et en tant que vétéran de l’insurrection Mau-Mau, il espère bien qu’un jour il aura la chance de pouvoir utiliser ses connaissances en calcul pour recompter et utiliser à bon escient l’argent que le gouvernement britannique lui versera, peut-être, en compensation… De fait, pour les enseignants, Mzee Maruge est une véritable encyclopédie. Sa vie, commencée dans les années 1920, raconte quelques étapes décisives de l’histoire du Kenya. Une enfance sans éducation, puisqu’il faut garder le troupeau de la famille. Puis une vie adulte ponctuée de décès. Sa femme, il y a cinq ans, et dix de ses quinze enfants sont morts, la plupart de maladie. Deux d’entre eux auraient été abattus par des soldats britanniques. « Parfois, à l’heure de la récréation, quand il ne se mêle pas aux autres enfants, il discute avec nous et nous raconte beaucoup de choses sur la vie Mau-Mau », confie Moses Chemworem. Difficile de démêler l’Histoire de la légende. Mais tout le monde veut bien croire Kimani quand il raconte qu’il espionnait son employeur blanc, « Bwana Jim », pour le compte des Mau-Mau, que ses enfants Ng’ang’a et Nyambura ont été exécutés de sang-froid, qu’il a lui-même été torturé…
Ce que l’histoire ne dit pas, c’est que depuis l’arrivée au pouvoir de Mwai Kibaki et la gratuité de l’éducation, le nombre d’élèves de l’école primaire de Kapkenduiywa a plus que doublé, atteignant 865 écoliers. Et que, sur l’ensemble du Kenya, on ne compte plus 5,9 millions d’écoliers, mais 7,3 millions. Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes de financement… Mais comme le montre chaque jour Kimani, ce qui compte, c’est la volonté. Mzee Maruge, vétéran d’une guerre contre l’occupation, est devenu le symbole d’un autre combat, tout aussi honorable : celui de l’éducation et du savoir pour tous. Kimani incarne, au bout du compte, le lien entre un passé douloureux et un avenir prometteur.

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