Dix ans, ce n’est pas assez

Publié le 19 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

Le calendrier met l’Afrique au coeur de l’actualité et, pour une fois, de façon positive, Dieu merci.
Parlons-en, plutôt que de ce pauvre Moyen-Orient maintenu à la « une » des journaux par le bruit et la fureur qui en émanent, la litanie des actes de violence et de cruauté qui s’y commettent, plutôt que de George W. Bush, ce faux dur, tiraillé et sous influence, qui ne sait plus quoi dire ni quoi faire.

Ce mois d’avril 2004 a été marqué en Afrique par trois événements d’importance régionale ou continentale, voire mondiale.
– Le dixième anniversaire du génocide rwandais, au sujet duquel la controverse n’est pas éteinte : nous sommes tous responsables, mais les coupables sont-ils tous identifiés ? Combien de temps faudra-t-il pour que les historiens soient en mesure de nous dire sur sa genèse et son déroulement de quoi étancher notre soif de vérité ?
– L’élection présidentielle algérienne, la première de l’histoire de ce pays à se tenir jusqu’au bout de manière contradictoire et dans un pays apaisé.
Elle a consacré un vainqueur contesté par ses concurrents, mais incontestable, dont on attend beaucoup pour ce second et dernier mandat.
Ces deux événements ont marqué la première quinzaine d’avril ; le troisième, qui est d’ailleurs le plus important, se déroule en ce moment même et se prolongera jusqu’à la fin du mois : il s’agit, bien sûr, des élections législatives et présidentielle en République sud-africaine, qui coïncident avec la célébration du dixième anniversaire de la fin de l’apartheid et de l’avènement de la démocratie.

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L’apartheid est ce régime de ségrégation raciale, un néo-esclavage, imposé par la minorité blanche à la majorité noire et que le monde entier a toléré pendant près d’un demi-siècle.
Le 27 avril 1994, sous la conduite de Nelson Mandela et de l’African National Congress (ANC), au terme d’un combat long et épuisant, la majorité noire du pays a conquis d’un coup la totalité d’un pouvoir dont elle avait été complètement exclue. Elle a hérité d’un pays riche et d’un État pauvre, à bout de souffle : le boycottage international qui a marqué les dernières années d’un apartheid en lutte pour sa survie avait vidé les caisses.
Et là, triple miracle africain :
– sans y avoir été le moins du monde préparée, la majorité noire a su exercer le pouvoir et s’y est moulée sans à-coups ni difficultés apparentes ;
– l’ANC, qui n’avait connu que la clandestinité avec ses règles particulières, s’est transformé du jour au lendemain en parti de pouvoir et… l’a exercé dans le respect absolu des règles démocratiques ;
– portés au pouvoir et disposant de la majorité absolue, les opprimés d’hier ne se sont pas mués en oppresseurs : ils ont respecté les droits de cette minorité qui leur avait, pendant si longtemps, dénié tout droit.

L’Afrique du Sud compte 45 millions d’habitants, autant que l’Espagne, ou bien que l’Algérie, la Tunisie et la Libye réunies. Par couleur de peau, la répartition est la suivante : 77,4 % sont noirs, 11,7 % sont blancs, 8,4 % sont métis et 2,5 % sont indiens. La superficie du pays est de 1 220 000 km2, un peu plus du double de celle de la France.
Le revenu national est de l’ordre de 120 milliards de dollars, équivalent à celui de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie confondus. Le revenu annuel par habitant – très inégalement réparti – est voisin de 3 000 dollars.

Le dernier président blanc de l’Afrique du Sud, Frederik W. de Klerk, l’homme qui a scellé, en 1994, la fin de l’apartheid (et pour cet acte réaliste et courageux a partagé le prix Nobel de la paix 1993 avec Nelson Mandela), juge, avec une belle objectivité, la performance de son pays depuis qu’il est gouverné par ceux qui lui ont succédé (Nelson Mandela d’abord, puis Thabo Mbeki) :
« Notre réforme constitutionnelle et nos progrès économiques ont eu très peu d’effets sur le quotidien d’au moins la moitié de nos concitoyens. Ils ont le droit de vote, mais la plupart d’entre eux n’ont ni emploi ni habitation correcte ; ils jouissent de tous les droits de l’homme, mais se languissent dans la pauvreté et la privation ; on leur a promis la lune, mais ils ont l’impression de n’avoir reçu que des miettes. Pour beaucoup d’entre eux, très peu de choses ont changé : les Blancs possèdent toujours les maisons cossues ; ils décrochent toujours les meilleurs emplois ; ils conduisent toujours les voitures de luxe ; et ils possèdent toujours plus de 80 % des terres cultivables du pays.
« Bien sûr, le tableau n’est pas totalement catastrophique. En fait, les classes privilégiées sud-africaines sont désormais majoritairement noires. Les Sud-Africains noirs gravissent régulièrement les échelons du secteur privé et contrôlent fermement les secteurs public et parapublic. Néanmoins, nous sommes encore loin d’avoir garanti « la dignité humaine, l’égalité et le progrès dans la réalisation des droits de l’homme et de la liberté pour tous » proclamés dans le premier article de notre Constitution. »
On ne peut trouver plus bel hommage à l’ANC et à la patience de la majorité noire qu’elle représente.

– Croyez-vous que l’Afrique a une chance de s’en sortir ? m’a demandé au début de cette année un jeune lecteur, Ousmane Bouba, élève au Lycée technique de Kribi (Cameroun).
J’ai attendu ce mois d’avril et l’occasion d’invoquer l’exemple sud-africain pour lui répondre ceci :
L’Afrique est un continent qui compte plus de cinquante pays, plusieurs ensembles régionaux et des peuples de traditions historiques et culturelles différentes. Même si les 850 millions d’hommes et de femmes qui y vivent se sont donné une organisation continentale, l’Union africaine, on ne peut parler de son avenir comme s’il s’agissait d’un seul pays.
Regardez l’Asie : le Japon s’en est sorti bien avant la Corée du Sud, et celle-ci avant la Malaisie. Qui aurait dit, il y a seulement trente ans, que le petit Singapour serait un des États les plus avancés du monde ?
Le chemin parcouru au cours des cinquante dernières années par une dizaine de pays asiatiques, quelques pays africains le feront d’ici à 2050. Lesquels ? Ceux qui produiront de bons dirigeants qui, eux-mêmes, prendront de bonnes décisions, au bon moment.
L’exemple de la Chine est, à cet égard, édifiant : elle n’aurait ni décollé économiquement, ni pris le chemin de la renaissance si elle n’avait eu à la barre, dans les années 1970, un certain Deng Xiao Ping.
Et si ce dernier n’avait pris, en 1978, la mère des décisions : faire passer son pays de la rigidité économique du marxisme à… « l’économie socialiste de marché ».

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Je reviens pour conclure à l’Afrique du Sud : le triple miracle qu’ont accompli ses dirigeants et son peuple ne donne pas encore la garantie d’un destin assuré.
Car, dans la vie d’un pays et à l’échelle de l’Histoire, dix années glorieuses, c’est inespéré, mais ce n’est pas assez. S’il faut, comme on l’a dit, soixante ans pour faire un homme ou une femme, s’agissant de nations, la mesure est en siècles.

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