Chirac prend les mêmes… et change de cap

Jugeant que la défaite cuisante de son camp aux régionales sanctionnait moins les hommes que la politique suivie, le président a gardé les premiers et modifié la seconde.

Publié le 19 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

La France vit actuellement une situation politique particulière et inédite. En effet, après les élections locales du mois dernier, rien n’a changé et tout a changé. Confronté, deux ans après sa réélection, à un retournement spectaculaire de l’opinion se prononçant désormais, majoritairement, en faveur de la gauche, le président de la République, Jacques Chirac, a adopté une tactique d’apparence contradictoire. Jugeant que le vote a sanctionné moins les hommes que la politique suivie et, faisant comme si les hommes n’étaient pas responsables de leur politique, il a donc gardé les premiers et modifié la seconde. Ainsi, le chef du gouvernement, Jean-Pierre Raffarin, a été confirmé, de même que les principaux ministres, même s’ils ont changé de poste. Au point que, après l’annonce de ces décisions, un journal populaire français a orné sa première page d’un titre explicite et spectaculaire : « Les revoilà ! ». Il traduisait la surprise de beaucoup devant le refus présidentiel de nommer une nouvelle équipe.
Certes, les ministres les plus contestés, comme le philosophe Luc Ferry, responsable de l’Éducation nationale, ont dû abandonner leurs fonctions, mais l’ensemble s’est surtout traduit par un jeu de chaises musicales, en particulier pour les excellences les plus emblématiques. Comme Nicolas Sarkozy, passé du ministère de l’Intérieur à celui de l’Économie et des Finances, tandis que Dominique de Villepin quittait le Quai d’Orsay pour la Place Beauvau.
Toutefois, contrairement à ce qui a été dit par des commentateurs hâtifs, le mouvement des hommes illustre aussi des inflexions politiques. Pour ne prendre qu’un exemple, le nouveau responsable de la diplomatie française, Michel Barnier, n’a ni le style ni les convictions de son prédécesseur. Par son itinéraire et ses prises de position, il est davantage soucieux de veiller à la construction européenne que de guerroyer, même verbalement, avec les États-Unis. Déjà sa nomination est interprétée, notamment à Washington, comme un signal pour sortir de la confrontation avec l’Amérique qui s’est produite sous l’ère Villepin au Quai d’Orsay.
Le changement de pied de Chirac est à la fois explicite et diffus. Lorsqu’il s’est adressé aux Français à la télévision, il ne s’est pas privé de souhaiter un meilleur dialogue social, d’inscrire au rang de priorité la « justice sociale » et de dénigrer l’emploi trop systématique du mot « réforme », vocable chéri de la droite française dans son ensemble et plus particulièrement des libéraux. Au point de désavouer en plusieurs domaines les décisions de l’ancien gouvernement Raffarin. La France étant, dans les faits, une monarchie républicaine, la parole présidentielle a suffi pour que des conflits sociaux, comme celui des intermittents du spectacle, soient en voie de règlement ou que des revendications jusque-là refusées soient, du jour au lendemain, satisfaites. Telles celles des chercheurs ou des chômeurs en fin de droits.
Au-delà de ces annonces résultant d’un pragmatisme solide, d’autres messages, plus diffus, témoignent également du changement. Ainsi, à l’évidence, la France va marquer une pause dans la politique de réformes. Et, dans un autre domaine, la déclaration d’un sénateur américain assurant que Paris ne serait pas opposé à une participation de ses forces militaires en Irak sous certaines conditions n’a pas été démentie à ce jour par les autorités françaises.
Tout au long de ses quelque quarante ans de vie publique en première ligne, Chirac a toujours su adapter ses engagements à l’air électoral du moment. Au fond, cet homme, ennemi de l’extrémisme, partisan d’un État fort, soucieux de l’unité du pays et à l’écoute des mouvements de la société, n’est pas un idéologue : au cours de sa carrière, il a autant prôné un « travaillisme à la française » qu’un libéralisme vigoureux comme lorsqu’il était Premier ministre de 1986 à 1988. Cette capacité à épouser son époque avec conviction n’est pas seulement l’expression du souci médiocre de plaire quoi qu’il arrive. Elle illustre aussi le tempérament profond d’un Chirac qui aime sincèrement les gens et n’entend pas les heurter, quitte à décevoir nombre de ses partisans. Au fond, il y a chez lui l’espoir d’être aimé, la volonté de sentir mieux qu’un autre la sensibilité de l’opinion et l’acceptation des réalités. D’où, si besoin est, l’abandon d’une ligne politique pour une autre. Il le fit déjà à l’automne 1995, cinq mois après son entrée à l’Élysée, en se convertissant à la rigueur tout en conservant son Premier ministre, Alain Juppé. Ce n’était toutefois pas une innovation dans la vie politique française. François Mitterrand avait agi de même en 1983. Cette année-là, les élections municipales avaient été un désastre pour son camp. Pourtant, le chef de l’État garda le même chef de gouvernement, Pierre Mauroy. Et celui-ci accepta le plan d’austérité de Jacques Delors, plan qu’il jugeait pourtant inutile quelques semaines auparavant.
C’est dire que des changements de cap décidés par le président en place tout en maintenant l’équipe gouvernementale se sont déjà produits. Encore sont-ils solennellement annoncés et assumés. Cette fois, Chirac innove en affirmant sans proclamer, en critiquant sans condamner, en désavouant sans renier. Certes, si la politique est l’art des gestes, Chirac y est passé maître. Mais sa tactique présente au moins deux inconvénients. D’abord, elle afflige ses partisans sans convaincre ses adversaires. Les premiers regrettent que rien n’ait été vraiment tranché et estiment que le maintien de Raffarin ressemble à un départ différé. Les seconds, forts de leur victoire aux élections régionales, considèrent que le pouvoir est profondément affaibli et entendent accentuer leur pression, notamment par le biais des régions, qu’ils détiennent en quasi-totalité. Quant aux Français, ils n’ont guère apprécié la gestion de la crise : selon deux sondages, 62 % d’entre eux désapprouvent la reconduction du Premier ministre et 56 % sont mécontents de la composition du nouveau gouvernement.
Ensuite, la stratégie présidentielle ne permet pas un nouveau souffle : Raffarin reste impopulaire. Lui-même paraît désemparé, désabusé, fatigué, comme s’il ne parvenait pas à assumer le changement qui lui est imposé. Il sait que sa majorité ne le suit désormais qu’à contrecoeur. Il craint d’être débordé par ses ministres, tels Sarkozy ou Villepin, qui sont déjà ses rivaux. Il redoute de devoir jouer les utilités sans être certain pour autant d’obtenir, au final, la présidence du Sénat à laquelle il aspire toujours. En fait, Chirac ne dispose plus que d’une carte, un atout il est vrai : nommer Premier ministre Sarkozy, très populaire dans l’opinion et dont la venue est souhaitée par la quasi-totalité des électeurs de droite. Au coeur du pouvoir, à l’Élysée, certains assurent que cela sera fait durant l’été.

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