Abidjan et Lomé au banc des accusés

L’hypothèse de commanditaires étrangers a fait irruption dans le procès des putschistes présumés, ouvert le 6 avril. Et pourrait raviver les tensions entre Ouagadougou et Les voisins ivoirien et togolais.

Publié le 19 avril 2004 Lecture : 11 minutes.

C’est un procès inédit pour les Burkinabè. Pour la première fois, les auteurs d’une tentative de coup d’État passent devant la justice d’un pays qui en a connu beaucoup – les quatre derniers présidents ont pris le pouvoir par la force -, et où ce genre d’affaire se réglait d’ordinaire par les armes. Mais depuis quelques années, notamment à la suite de la crise née de l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en décembre 1998, les moeurs politiques ont bien changé. Signe des temps, ni le gouvernement ni la présidence du Faso ne se sont jamais officiellement prononcés sur cette dernière affaire de putsch, rendue publique le 2 octobre 2003. Tout au plus le ministre des Affaires étrangères, Youssouf Ouédraogo, a-t-il convié le corps diplomatique à une rencontre le 30 octobre.

Jusqu’à l’ouverture du procès, le 6 avril, seule la justice militaire a eu voix au chapitre, avec pour maître de cérémonie le procureur général près la cour d’appel de Ouagadougou, Abdullay Barry. Il assume, au sein du tribunal militaire, la fonction de commissaire du gouvernement. Créée en 1994, cette juridiction a déjà traité un gros dossier en août 2000 : l’affaire David Ouédraogo, du nom du chauffeur du frère cadet du président Compaoré, mort sous la torture des éléments de la sécurité présidentielle pour, se murmurait-il, une sombre affaire de coup d’État. C’est en cherchant à en savoir plus que le journaliste Norbert Zongo avait lui-même été assassiné. Le procès qui s’était ensuivi avait vu défiler nombre de témoins proches de Blaise Compaoré : son frère cadet François ; son chef d’état-major particulier, le colonel Gilbert Diendéré ; son aide de camp, le colonel Boureima Kéré ; ou son médecin personnel, le colonel Nazinigouba Ouédraogo.

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Ceux qui se succèdent aujourd’hui à la barre sont également des personnalités de taille : à côté du même colonel Gilbert Diendéré, on trouve le chef de corps du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) le lieutenant-colonel Atogodan Adinaly, l’ex-ministre de la Défense, le général Kouamé Lougué, ou encore le président du Collectif contre l’impunité, Halidou Ouédraogo. Du fait de leur notoriété et de l’exiguïté de la salle d’audience, on a installé des haut-parleurs pour que le public puisse suivre le procès depuis l’extérieur. Mais le dispositif de sécurité dissuade plus d’un curieux. Des dizaines de gendarmes armés jusqu’aux dents veillent à la sérénité des débats. Des tireurs d’élite sont postés sur le toit du tribunal. L’accès à la salle est filtré et tous ceux qui y entrent sont soigneusement fouillés après être passés au détecteur de métaux.
À chaque audience, les treize accusés, fortement escortés par des gendarmes armés de kalachnikovs, arrivent très décontractés, et prennent le temps de saluer parents et amis avant de prendre place devant la cour composée de cinq juges : deux civils et trois officiers de l’armée tirés au sort. Si les intérêts de l’État sont représentés par l’ancien bâtonnier Benoît Sawadogo et deux de ses confrères, la défense des prévenus est assurée par plus d’une quinzaine d’avocats – certains commis d’office – dont cinq pour le seul opposant politique du groupe des accusés : Norbert Tiendrébéogo, leader du Front des forces sociales (FFS, sankariste).

Il n’aura pas fallu longtemps pour que certains des conspirateurs reconnaissent les faits qui leur sont reprochés. Le présumé cerveau de la tentative de putsch, le capitaine Luther Diapagri Ouali, ainsi que le sergent Babou Naon, sont rapidement passés aux aveux. « Lorsque j’ai été contacté, j’ai dit que j’étais prêt quelle que soit la formule », a avoué à la barre le sous-officier, ancien membre de la garde rapprochée du président Blaise Compaoré. Devant la cour, Babou Naon, une véritable force de la nature, n’a pas caché la frustration de nombreux membres du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) qui se sentent privés de certains de leurs droits, notamment des indemnités qui devaient leur être payées pour avoir combattu au début des années 1990 aux côtés des troupes de Charles Taylor.
Une frustration partagée par le capitaine Luther Ouali. À 44 ans, il est toujours capitaine, alors que ses promotionnaires (camarades de promotion) arborent au moins le grade de lieutenant-colonel. « Je n’ai jamais fait de stage ni de mission à l’étranger, se plaint-il. Demandez ce que cela signifie pour un officier. »
Connu dans l’armée comme un révolté, Ouali voue une haine tenace à Blaise Compaoré. Frappé de sanction sous la révolution de Thomas Sankara, il estime que celle-ci a mis du temps avant d’être levée, notamment par la faute de Compaoré, alors numéro deux du régime. Le capitaine explique que sa décision de renverser le chef de l’État remonte au 16 décembre 1998, le jour des obsèques du journaliste Norbert Zongo et de ses trois malheureux compagnons tués et brûlés avec lui. Dans le cortège funèbre, la foule scandait des slogans hostiles au président burkinabè. « Le peuple demande d’enlever Blaise Compaoré. C’est donc un devoir pour moi en tant qu’officier. Et je suis fier d’être là devant vous », a-t-il expliqué devant un juge plutôt ébahi. Surtout quand, non sans bagout, le capitaine lui a précisé avoir été reçu par Blaise Compaoré en mars 1999, pour un entretien sur le malaise dans la société burkinabè et dans l’armée.

Qu’importe. Alors détaché au ministère du Commerce depuis près de quinze ans, Ouali, qui était jusqu’à son arrestation début octobre 2003 chef du service des guichets uniques, s’est attelé à recruter des hommes pour mettre à exécution son projet. Il s’est tourné vers les anciens soldats de la garde présidentielle mutés dans différentes garnisons du pays. Ces éléments connaissaient bien l’ensemble du dispositif sécuritaire de la présidence, pour y avoir passé plus de dix ans, et digéraient mal d’en avoir été écartés. Ouali savait aussi que la plupart d’entre eux étaient d’anciens combattants « clandestins » au Liberia, où ils avaient perdu des frères d’armes. Et n’auraient perçu aucune indemnité pour ce coup de main au Front national patriotique du Liberia (NPLF), la guérilla de Charles Taylor.
Luther Ouali parvient à regrouper ces soldats autour de revendications financières, et les convainc de manifester. Ils sont, le 15 juillet 1999, avec les hommes de troupe et sous-officiers qui sortent sans armes et sans galons de leurs casernes pour réclamer une revalorisation de leurs soldes. « Mais derrière ces revendications, j’avais mon idée de coup d’État. Seul le sergent Babou Naon était dans la confidence », précise le capitaine. Protestant très pratiquant, il n’a pas non plus de mal à se rapprocher de ceux de ses frères d’armes qui fréquentent l’église Israël du pasteur Pascal Paré, située près de Ouaga 2000, le quartier résidentiel du sud de la capitale burkinabè.

À en croire l’accusation, Luther Ouali s’est également tourné vers l’extérieur pour obtenir les moyens nécessaires à son projet. Il prétend avoir pris contact avec des amis et promotionnaires officiers travaillant dans l’entourage de Mathieu Kérékou, en 2001, au cours d’un séjour à Cotonou. Mais quand l’accusation dit qu’il aurait rencontré le président béninois en personne, Ouali soutient lui avoir simplement écrit une lettre lui demandant d’attirer l’attention de son « cadet » sur la situation du Burkina Faso. « Mais rien n’a changé, conclut-il. J’ai donc pris la résolution de le renverser. » De ce courrier – qui aurait dû normalement être enregistré – comme de ces rencontres, des officiels béninois disent n’avoir jamais eu aucun écho, et n’en avoir jamais trouvé aucune trace.
Le capitaine présumé putschiste se rend ensuite à Lomé en juin 2003, où il aurait pris contact avec un certain commandant de gendarmerie Damehame Yark, responsable des renseignements au ministère togolais de la Défense. Il l’aurait informé que des militaires burkinabè s’entraîneraient à Loumbila, près de Ouagadougou, et à Pô, pour envahir le Togo. Ouali aurait même fourni à son interlocuteur un plan d’attaque stipulant qu’un premier groupe d’assaillants burkinabè devait entrer par Cinkansé, la ville frontalière du nord du Togo, tandis que deux autres devaient attaquer en même temps Atakpamé et Lomé en passant par le territoire ghanéen.

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Contacté à Lomé, Yark reconnaît effectivement avoir fait la connaissance, en juin 2003, du capitaine Ouali, alors en permission au Togo, par l’intermédiaire d’un ami commun, le commandant togolais Bassa (voir J.A.I. n° 2257). Ce dernier est, comme Ouali, un ancien de l’École des forces armées (EFA) de Bouaké, en Côte d’Ivoire. Lors de cet entretien, indique Yark, l’officier burkinabè ne se serait à aucun moment ouvert de ses hypothétiques projets de putsch. Mais il aurait confié à ses interlocuteurs des informations précises sur la présence au Burkina d’opposants togolais et de « mercenaires » prêts à déstabiliser le régime du président Eyadéma. Pour le remercier, le commandant admet avoir remis à Ouali la somme de 100 000 F CFA (153 euros), à peine l’équivalent du prix du billet Lomé-Ouagadougou.
Mais le fait que ce versement soit mis en avant par le procureur militaire pour appuyer la thèse d’un complot ivoiro-togolo-ghanéo-béninois contre le régime Compaoré n’arrange rien. Est-ce à cause de ce séjour de Ouali à Lomé et de ce qu’il y a « révélé » qu’à Accra les autorités ghanéennes qui ont été saisies par le Togo ont mis en alerte les garnisons du nord du pays ? Seule certitude : un poste avancé avec des blindés a été installé à moins de 10 kilomètres de la frontière burkinabè, face à Pô.
Le 26 juin 2003, John Kufuor dépêcha à Ouagadougou son ministre des Affaires étrangères Nana Dankwa Akufor-Addo. Blaise Compaoré donna des assurances à son homologue ghanéen, lui faisant savoir qu’une telle opération serait suicidaire au moment où le Ghana et le Togo sont devenus les principaux débouchés maritimes de son pays, depuis l’éclatement, en septembre 2002, de la crise ivoirienne. L’argument fit mouche. Les blindés furent retirés.
Il n’en demeure pas moins que le climat entre Ouagadougou et Lomé est depuis longtemps tendu et lourd de suspicions. Compaoré et Eyadéma ne se parlent presque plus au téléphone. Le premier n’a guère apprécié que son voisin ait reçu l’opposant Hermann Yaméogo au moment où le pouvoir burkinabè était critiqué de toutes parts pour son rôle supposé dans l’insurrection armée en Côte d’Ivoire. Le second est agacé que certains de ses opposants les plus radicaux aient trouvé refuge à Ouaga, après que le Ghana de John Kufuor leur a fermé ses portes. C’est notamment le cas d’un ancien chef d’état-major, le colonel Bitenewe, ou de Gilchrist Olympio, qui a ses « entrées » dans la capitale burkinabè. L’entourage d’Eyadéma confiait d’ailleurs à J.A.I., en mai 2003, qu’il détenait des informations détaillées sur la présence au Burkina de plusieurs dizaines de militaires déserteurs togolais, entraînés au sein du RSP ainsi qu’au centre de Pô.
Le président burkinabè, qui nie la présence du colonel Bitenewe dans son pays, s’indigne des accusations répétées contre son régime. Il boude l’investiture de son homologue togolais au lendemain de la réélection de celui-ci, le 1er juin 2003. Et rejette l’idée d’une médiation du Conseil de l’entente à Kara, dans la région natale du numéro un togolais. « Ernest [le colonel Ernest Eyadéma, fils du général, commandant du camp de parachutistes de Kara] vient souvent chasser dans la région frontalière au Togo et au Ghana. Comment pourrait-on entraîner dans une zone voisine des mercenaires contre son pays ? » s’indigne un proche du président Compaoré. Et de s’étonner qu’à Lomé, où plusieurs missions diplomatiques ont été envoyées, on ait pu accorder quelque importance à des informations émanant d’un officier félon, écarté depuis longtemps des casernes burkinabè.

« Ces informations en corroborent d’autres, bien antérieures à celles fournies par le capitaine Ouali, répond-on au palais de Lomé II. Nous les avons donc prises au sérieux. Mais de là à imaginer, comme le sous-entend le procureur militaire burkinabè, que nous aurions participé au financement d’un quelconque putsch, c’est tout simplement grotesque. Le Togo a connu trop de tentatives de déstabilisation pour s’amuser à ce petit jeu. Et puis 100 000 F CFA, ce n’est même pas le prix d’un kalachnikov. »
Outre des contacts togolais, les autorités de Ouagadougou affirment avoir découvert dans l’agenda de Ouali les coordonnées de personnalités ivoiriennes, dont l’aide de camp du président Laurent Gbagbo, le lieutenant-colonel Raphaël Logbo (voir « Confidences de… » p. 80). Pour entrer en contact avec ce dernier, qui fut son ami à l’EFA de Bouaké de 1982 à 1984, Ouali serait passé par l’attaché de défense de l’ambassade de Côte d’Ivoire à Accra. Il prétend avoir reçu de Logbo la somme de 50 millions de F CFA, une avance sur les 80 millions promis pour l’aider à renverser le régime Compaoré, accusé d’avoir parrainé la tentative de coup d’État du 19 septembre 2002.
Abidjan se serait également engagé à fournir des armes courant novembre ou décembre 2003. Vrai ou faux ? Ce qui est sûr, c’est qu’avec l’argent qu’il dit avoir reçu de son ami Logbo, Ouali a acheté trois véhicules d’occasion de type pick-up, immatriculés au Ghana. Pour démarrer, à l’en croire, une société de transport. Mais pour la justice burkinabè, les trois véhicules devaient servir à lancer l’assaut sur la présidence, selon le plan dévoilé à l’audience par deux des accusés, les sergents-chefs Souleymane Zalla et Abdoulaye Konfé, tous deux anciens de la garde présidentielle. Reste que parmi les treize, ce sont les seuls prévenus (avec Ouali) à reconnaître l’existence d’un tel plan.

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Le juge d’instruction militaire, le commandant Francis Somda, a adressé, début décembre 2003, deux commissions rogatoires internationales aux autorités judiciaires de la Côte d’Ivoire et du Togo. Il sollicitait l’audition des personnes qui auraient trempé dans la tentative de coup de force. Le 5 mars dernier, Abidjan répondait que, n’ayant pas ratifié la convention de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) sur l’entraide judiciaire, sa justice ne pouvait donner suite à la commission rogatoire. De son côté, Lomé précisait que les juridictions d’exception comme le tribunal militaire, ainsi que la coopération avec celles-ci étaient interdites par sa Constitution.
Reste qu’au-delà de ces échanges, les pays voisins se demandent toujours si le procureur militaire burkinabè les accuse sur la base des aveux du capitaine Ouali, ou sur la foi de ses propres enquêtes, dont le résultat, pour eux, demeure opaque. Dans le premier cas en effet, ces graves mises en cause ne reposeraient que sur la crédibilité personnelle – et forcément sujette à caution – d’un officier exalté.

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