Printemps indien à Paris

Du 23 au 27 mars, le Salon du livre de Paris met les lettres indiennes à l’honneur. Une première ! Et une preuve supplémentaire de leur vitalité étonnante. Tour d’horizon de la création contemporaine.

Publié le 19 mars 2007 Lecture : 6 minutes.

La littérature indienne a le vent en poupe. En vingt ans, plus d’uvres en provenance de l’Inde ont été traduites et publiées en Occident qu’au cours des deux précédents siècles. La dernière fois qu’on avait assisté à un tel engouement en Europe remonte au XVIIIe siècle quand des orientalistes britanniques et allemands ont arraché à l’oubli les grands classiques de la littérature sanscrite. L’on se souvient de Goethe, tombé en extase devant Sakuntala (drame indien du Ve siècle) qu’il venait de découvrir en traduction anglaise, et s’exclamant : « Si je veux les fleurs du printemps, les fruits de l’automne,/Si je veux ce qui charme et ravit, si je veux ce qui comble et nourrit,/Si je veux embrasser d’un mot le ciel, la terre,/Je te nommerai Sakuntala, et tout sera dit. » Deux cents ans après, l’objet de la curiosité du monde, ce n’est plus la littérature sanscrite, mais les écrivains indiens contemporains qui déploient leur talent et leur imagination en une myriade de langues.

Les riches heures de l’anglophonie indienne
Si le plurilinguisme est la principale caractéristique de la littérature moderne de l’Inde, ce sont les écrivains de langue anglaise qui sont à l’origine du nouvel enthousiasme occidental. Bien que seulement 5 % de ses habitants pratiquent couramment l’anglais, l’Inde s’est érigée au cours des dernières décennies comme l’une des principales productrices de la fiction anglophone. L’élite indienne s’est approprié la langue de Shakespeare dès le XIXe siècle, après qu’un décret du gouvernement colonial l’eut imposée comme langue d’enseignement en remplacement du persan. L’objectif était de « créer une classe de personnes qui seront indiens par le sang et par la couleur de leur peau, mais qui seront anglais par leurs goûts, par leurs opinions, par leur morale et par leur intelligence ». Cet écartèlement originel entre identité anglaise et identité indienne a longtemps pesé sur les écrivains anglophones qui n’ont réussi à produire de littérature originale qu’à partir du moment où ils ont pris conscience de la nécessité de subvertir la langue du colonisateur en l’investissant intellectuellement et émotionnellement. En l’indianisant, en quelque sorte, comme d’autres ont malinkisé ou arabisé le français !
Cette entreprise a débuté dans les années 1930 avec des pionniers comme Raja Rao, Mulk Raj Anand, et surtout avec R.K. Narayan – considéré comme le « Jane Austen de l’Inde ». À travers son style empreint d’indianismes, Narayan a inscrit les extravagances de son monde dans les interstices de l’anglais impérial et normatif qu’il avait appris dans les collèges du Raj britannique. Narayan fut pendant plusieurs années en lice pour le Nobel de littérature et l’aurait raté de peu en 1986 lorsque le jury de l’Académie suédoise lui a préféré un autre géant des lettres anglophones nommé… Wole Soyinka.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’anglophonie indienne qu’elle a connu son véritable essor après le départ des Anglais en 1947. En effet, la tradition littéraire anglophone s’est poursuivie tout au long des premières décennies de l’indépendance qui ont vu émerger quelques grandes figures telles que Kushwant Singh, Anita Desai, Nayantara Sahgal. Mêlant le réalisme pur et dur à la satire sociale, ces romanciers talentueux explorent les différentes facettes de la réalité indienne, celle d’une nation en devenir prise en tenaille entre ses traditions millénaires et les impératifs douloureux d’une modernisation à marche forcée. Il faudra attendre les années 1980 et l’avènement de l’icône absolue des lettres indiennes contemporaines qu’est Salman Rushdie pour voir l’anglophonie indienne sortir de son provincialisme.
Tout a commencé avec la parution en 1981 des Enfants de minuit. Issu de la culture urbaine et cosmopolite de Bombay, Rushdie a révolutionné la fiction en y introduisant sans complexe l’imaginaire et l’idiome de la jeunesse indienne qui, comme le héros du roman, est un « enfant de minuit ». Métaphore de la liberté postcoloniale, cette expression renvoie au discours prononcé par Nehru le 15 août 1947 proclamant l’indépendance : « Lorsque sonnera minuit, tandis que le monde dormira, l’Inde s’éveillera à la vie et à la liberté. » Roman baroque et foisonnant, Les Enfants de minuit ont remporté en 1981 le Booker Prize – l’équivalent britannique du Goncourt…
L’importance de ce romancier iconoclaste n’a pas échappé aux politiques non plus. Ses romans dérangent. Dès 1981, le Premier ministre Indira Gandhi attaqua en justice Les Enfants de minuit et demanda que le livre soit expurgé des pages mettant en scène sa famille. Le roman suivant, La Honte (1983), consacré aux turbulences pakistanaises, fut interdit au Pakistan. Mais l’ouvrage rushdien qui a suscité le plus de controverses est sans aucun doute Les Versets sataniques (1988). Récit de l’immigration et du métissage, ce roman raconte incidemment les origines de l’islam, les errements réels ou supposés du Prophète, mettant en doute, par fiction interposée, la sacralité du Livre saint. Offense qui a valu à Rushdie la mise à prix de sa tête par l’ayatollah Khomeiny et l’autodafé du livre incriminé.
Malgré ses malheurs, Rushdie a ouvert la voie d’une fiction anglophone indienne originale, rendant possible pour les écrivains d’inscrire leurs expériences particulières dans la langue mondiale. Attirés par le succès des Enfants de minuit, nombre de jeunes Indiens talentueux se sont engouffrés dans la brèche. Ces jeunes (qui sont aujourd’hui pour la plupart des quinquagénaires) ont pour noms Amitav Ghosh, Vikram Seth, Shashi Tharoor, Arundhati Roy et Tarun Tejpal, pour ne citer que les plus connus. Puisant leur inspiration dans les heurs et malheurs de leur pays, brossant le portrait d’une société profondément chamboulée par la modernité, ils ont produit un vaste corpus de fictions qui va des sagas familiales aux allégories parodiques de l’histoire nationale, en passant par des comédies de murs, des récits picaresques, des bildungsroman, voire par un roman en sonnets tétramétriques. Ces uvres, époustouflantes d’inventivité, de flamboyance et de diversité, le monde se les arrache à coups d’à-valoir qui se chiffrent parfois à plusieurs dizaines de millions de dollars !

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Littératures vernaculaires
Cette visibilité des lettres anglophones a fait oublier la réalité de la littérature indienne qui est d’être une « littérature en plusieurs langues », comme ne cesse de le rappeler la vénérable Académie indienne des lettres. La « Sahitya Akademy » reconnaît vingt-deux langues et soutient les productions dans ces langues par une politique efficace d’aide à la publication et à la traduction. Certaines de ces langues ont des traditions littéraires anciennes, notamment le tamoul, dont les premières uvres datent du début de l’ère chrétienne.
Le courant moderniste dans les langues vernaculaires indiennes est né au contact de l’Europe au XIXe siècle. Cette confrontation s’est traduite par l’importation de formes occidentales (romans, nouvelles, sonnets, odes, vers libres) et la laïcisation de l’inspiration. Composées autrefois quasi exclusivement de poésies de célébration religieuse, ces littératures se sont rapidement modernisées, créant les conditions d’émergence d’un Tagore (poète bengali et Prix Nobel de littérature en 1913), d’un Premchand (équivalent de Dickens et Zola confondus dans le champ hindi) ou d’un Subramanyam Bharati (grand poète de langue tamoule) dont les voix ont dominé pendant une grande partie du XXe siècle. Mais le véritable essor des littératures vernaculaires date lui aussi de l’après-indépendance quand, les questions essentielles de résistance à l’occupant résolues une fois pour toutes, les écrivains ont pu donner libre cours à leurs obsessions personnelles. Comme le font les écrivains dalits, ou intouchables, prenant à partie les brahmanes, les institutions, mais aussi le soleil, la lune, le cosmos qu’ils tiennent responsables de leur déshumanisation séculaire.
Quoi que dise Rushdie (oui, encore lui !) qui avait jeté le trouble en affirmant que la production anglophone était « peut-être la contribution la plus précieuse de l’Inde au monde littéraire », force est de constater que le corpus né de l’aventure des langues vernaculaires n’est pas moins impressionnant que l’anglophone. Ces deux entités semblent se nourrir du dialogue rétabli entre la maison et le monde que Tagore avait déjà érigé en règle de survie, en littérature comme dans la vie. Dans ces conditions, les « patries imaginaires » des romanciers anglophones de la diaspora, tentés semble-t-il de plus en plus par le retour au bercail, ne peuvent que se télescoper avec les patries réelles que brossent les Mahasweta Devi et les Sunil Gangopdhyay en bengali, les Alka Saraogiet les Krishna Baldev Vaid en hindi, les Amrita Pritam et les Shiv Kumar en Punjabi, les Bama et les Anantha Murthy dans les langues du Sud. Ce télescopage est le véritable thème des littératures indiennes et sans doute aussi le secret de leur succès.

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