Maroc, Tunisie, Algérie : le confinement à l’épreuve de la réalité sociale
Au Maghreb, si le confinement total a fini par être adopté comme mesure de protection la plus sûre contre la propagation du coronavirus, son respect par une population largement dépendante de l’économie informelle n’est pas chose aisée.
Les mêmes scènes se reproduisent dans les grandes villes du Maroc, d’Algérie ou de Tunisie. Dans la journée, des forces de sécurité patrouillent dans les rues pour scander ce mot d’ordre : « Rentrez chez vous ! » À Alger, de nouveaux barrages de gendarmerie ont fleuri sur les grands axes routiers.
« Je me suis fait contrôler neuf fois entre chez moi et l’hôpital de Bouira ! » nous raconte Ali, médecin, qui parcourt tous les jours les 100 km qui séparent son domicile de son lieu de travail. Le confinement partiel décidé le 24 mars pour les régions d’Alger et Blida a été étendu le 4 avril à l’ensemble du pays. Les voisins marocain et tunisien avaient opté pour le confinement total respectivement le 20 et le 22 mars.
Dans le royaume chérifien, d’ailleurs, les autorités ne badinent pas avec le respect des règles. Au 2 avril, plus de 5 000 personnes étaient poursuivies par la justice pour avoir « violé l’état d’urgence sanitaire », dont 334 avaient été placées en détention, selon le Ministère public. Elles risquent jusqu’à trois mois de prison. De lourdes amendes sont aussi prévues : jusqu’à 1 300 dirhams (environ 124 euros) pour les récalcitrants. L’amende est de 3 000 à 6 000 dinars en Algérie (22 à 44 euros), et les récalcitrants encourent, en outre, une peine d’emprisonnement maximale de trois jours.
Menaces de poursuites pour homicide involontaire
C’est en Tunisie que les sanctions sont les plus dures. Après l’arrestation de 600 personnes (bilan au 7 avril) pour violation du confinement général, et l’interpellation d’un millier d’autres pour violation du couvre-feu nocturne, les autorités veulent aller plus loin.
Mercredi, à La Kasbah, le ministre de l’Intérieur, Hichem Mechichi, a menacé de poursuites pénales les malades qui ne se plieraient pas aux consignes du ministère de la Santé : « S’il y a contamination, et qu’elle entraîne la mort, il peut y avoir des poursuites pour homicide involontaire. » Or, en l’absence de symptômes, un grand nombre de malades ignorent être porteurs du virus.
Aux côtés de Mechichi, le ministre de la Santé, Abdellatif el-Mekki, laisse, lui, perler des larmes de rage : « Restez chez vous, nous allons vers une catastrophe ! » Il rapporte que tous les efforts déployés pour endiguer la pandémie risquent d’être vains. Le confinement a été moins bien respecté ces derniers jours, la courbe des contaminations repart à la hausse. Et le taux de décès des cas admis en réanimation atteint 80 %. Mais la supplique du ministre ne porte pas jusqu’au marché Sidi el-Bahri, pourtant mitoyen de la primature. « Depuis la mise en place du confinement, nous avons du monde tous les jours », sourit un vendeur de légumes.
Bousculades et files d’attente interminables
Sous le soleil printanier, la foule se presse autour des étals, sans masque ni respect de la distanciation sociale. Une cliente jure être consciente du risque, mais considère que ses prières la protègent : « Après tout, je ne fais rien de mal, juste quelques courses. » Sur le trottoir d’en face, un policier en civil observe la scène et hausse les épaules quand un passant l’alerte sur la dangerosité de cette cohue. Il repart sur sa moto de service, sandwich sous le bras.
La situation est bien pire dans les quartiers populaires, là où habitent nombre de travailleurs non déclarés. À Hay Ettadhamen et à Mnihla, deux quartiers pauvres de la banlieue de Tunis, la distribution d’aides de l’État a provoqué, plusieurs jours de suite, des bousculades et des files d’attente interminables devant les bureaux de poste.
« Se prémunir contre le Covid-19 est un luxe que ne peuvent s’offrir que les nantis… Comment retenir des personnes dans la précarité qui craignent la famine ? » s’interroge une pharmacienne de Mnihla. Selon l’étude présentée par l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites) et réalisée par la Banque mondiale, 41,5 % de la population est dépendante de l’économie parallèle.
« Impossible de rester à la maison toute la journée »
La situation est particulièrement critique au Maroc, pays où le taux de travail informel est le plus élevé, à en croire les chiffres publiés en 2018 par l’Organisation internationale du travail (OIT) : 79,9 %, contre 63,3 % en Algérie ou 58,8 % en Tunisie. Aussi, des millions de travailleurs marocains se sont retrouvés, avec les mesures de confinement obligatoires, incapables de subvenir aux besoins de leurs familles.
À Takadoum, l’un des quartiers les plus denses de Rabat, Abdellah, marchand ambulant de 49 ans, erre dans la rue. « L’isolement sanitaire est nécessaire, reconnaît-il, interrogé par l’AFP, mais c’est impossible de rester à la maison toute la journée ! » Il vit avec sa femme et ses enfants dans « une chambre et une cuisine où le soleil n’entre pas. »
C’est toujours mieux que pour Soufiane, 32 ans, qui partage un deux-pièces avec ses parents et ses cinq frères et sœurs. « C’est surpeuplé, et c’est difficile de supporter ça », confie à l’AFP celui qui, il y a quelques semaines encore, vendait des vêtements sur un marché voisin. « Conscient de la gravité de la maladie et de l’intérêt de se mettre en quarantaine », il traîne dehors, pour tuer le temps, mais ne va pas plus loin que le périmètre délimité par la préfecture et ceinturé de barrages de sécurité chargés de vérifier les permis de circuler.
Filets de protection sociale pour les plus fragiles
Comme en Tunisie, le Maroc a prévu des dispositifs pour les populations les plus fragiles. Et notamment cette catégorie de journaliers, comme Abdellah et Soufiane, qui gagnent leur vie en dehors du circuit économique officiel et qui ne bénéficient d’aucune couverture sociale ou médicale. Le Comité de veille stratégique, créé au début de la crise sanitaire, s’est attelé à ce problème, après des premières mesures destinées aux entreprises sinistrées et aux salariés déclarés à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS). Le 27 mars, un premier volet d’aides a été annoncé, financé par le Fonds spécial de lutte contre le coronavirus.
« Cette première vague a été orientée vers les chefs de ménage déclarés au Régime d’assistance médicale aux économiquement démunis [Ramed], nous explique une source proche du dossier. C’est la plus large base de données disponible concernant cette catégorie de personnes. » Le 8 avril, les premiers versements ont commencé pour les titulaires de carte Ramed valide au 31 décembre 2019.
En fonction du nombre de personnes dans le ménage, cette aide de subsistance va de 800 à 1 200 dirhams (73 à 110 euros), que les quelque 3 millions de chefs de ménage enregistrés au Ramed ont pu retirer à travers le réseau des guichets bancaires et des agences d’établissement de paiement. Une somme importante à laquelle s’ajoutent les aides versées aux 3,5 millions de salariés déclarés à la CNSS, qui ont bénéficié, eux, d’une allocation mensuelle minimale de 2 000 dirhams en cas d’arrêt de travail. Estimation du volume total à distribuer : 3 milliards de dirhams.
Le Maroc est pourtant encore loin du compte. La précarité frappe une large population qu’il reste à identifier, car elle n’appartient à aucune des deux catégories précitées. « Si le chantier d’établissement du Registre social unifié (RSU) avait avancé plus rapidement, nous aurions actuellement une meilleure visibilité », explique notre source.
Voulu par le roi, Mohammed VI, ce RSU devait répondre à la problématique d’identification des ménages à faible revenu et rendre plus efficaces la centaine de programmes de soutien et de protection sociale, allant des transferts universels (subvention de produits de première nécessité) aux mécanismes de protection et d’aides ciblant certaines catégories. « L’achèvement de ce chantier complexe n’était pas prévu avant 2021 », poursuit notre interlocuteur.
Sans cet outil de ciblage précis, le comité de veille s’emploie donc à trouver une solution temporaire. « Les discussions sont en cours, une plateforme électronique doit voir le jour pour recenser cette population sur la base de la déclaration », explique notre source. Le chef du gouvernement a promis des annonces, mais jusque-là aucune mesure n’a été prise.
Inquiétude autour d’éventuelles pénuries
Rien de tel en Algérie, où les finances publiques souffrent durement de la chute des cours du pétrole. Si la fonction publique est préservée – 50 % des effectifs sont libérés avec maintien du versement des salaires –, rien n’est prévu pour le privé, les libéraux et les artisans. « Qui va nous faire manger, qui va nous faire vivre ? » s’inquiète auprès de l’AFP Zohra, mère de famille de 50 ans, qui vend du pain, du couscous et des gâteaux secs dans les rues d’Alger pour subvenir aux besoins de son mari, au chômage, et de leurs quatre enfants.
Le 8 avril, l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) a réclamé l’assistance de l’État pour les « petits métiers ». « Eux aussi doivent bénéficier d’une assistance et d’un suivi pour pouvoir trouver des mécanismes [d’aide], a insisté Salim Labatcha, son secrétaire général. Ils ont leur importance dans notre vie quotidienne et méritent d’être accompagnés et pris en compte au même titre que les entreprises. » La veille, le Cercle de réflexion autour de l’entreprise (Care) avait appelé à instituer un revenu pour les travailleurs du secteur privé et de l’informel qui ont perdu leur source de revenus à cause du confinement et de l’arrêt de l’activité.
Le think tank propose une aide forfaitaire mensuelle de 10 000 dinars, consentie pendant trois mois, et évalue l’impact budgétaire d’une telle mesure à 150 milliards de dinars. Deux pistes de financement sont évoquées : soit une contribution de solidarité appliquée aux revenus supérieurs à 41 000 dinars – la moyenne du salaire national –, soit le recours de manière exceptionnelle à la création monétaire. Il y a urgence. Les premiers effets du ralentissement de l’activité se sont traduits, dans plusieurs villes, par une ruée vers les magasins agroalimentaires.
On ne peut pas en vouloir au consommateur, qui agit selon son instinct dans un contexte de crise
Inquiets des pénuries à venir ou de la hausse des prix des produits de base, les Algériens ont fait des stocks de semoule. À Blida, ville du pays la plus affectée par la pandémie, la police accompagne les files d’attente, où les règles de distanciation sociale ne sont pas respectées. Résultat : la semoule a disparu chez les détaillants, et, malgré la disponibilité des stocks, il a été compliqué d’acheminer aux consommateurs ce produit de première nécessité, largement subventionné par l’État.
« On ne peut pas en vouloir au consommateur, qui agit selon son instinct dans un contexte de crise, d’autant plus s’il vit dans un pays où les pénuries sont cycliques », justifie auprès de Jeune Afrique Nouri Dris, enseignant de sociologie à l’université de Sétif. Mustapha Zebdi, président de l’Association de protection et d’orientation du consommateur, reste, lui, sceptique. « Cette frénésie des consommateurs n’est pas justifiée, déclare-t-il au journal en ligne TSA. Elle a été nourrie par la spéculation, et parfois par un manque de communication. »
Flairant la bonne affaire, en temps de disette, des intermédiaires intervenant sur la chaîne de distribution ont préféré stocker de grandes quantités de semoule pour les revendre au moment opportun à un prix plus élevé. Les forces de l’ordre ont dû intervenir dans plusieurs villes pour saisir les lots.
Fractures sociales
En parallèle, la décision des autorités de contourner le circuit commercial habituel a créé la ruée vers les nouveaux points de vente, dont les minoteries. La présentation d’une pièce d’identité est exigée à l’achat. « La panique du consommateur est difficile à gérer, mais un retour au circuit commercial ordinaire est possible après la première semaine de pénurie », rassure Nouri Dris. Et d’ajouter : « La volonté de l’État de monopoliser la distribution et de paraître comme l’unique nourrisseur ferait durer la crise. Et accélérerait la propagation du virus, vu la foule qui se masse dans les quelques points d’achat autorisés. »
En Tunisie, si la farine et la semoule se font également plus rares dans les magasins, pas de quoi effrayer les quelques passants qui osent encore s’aventurer dehors dans les quartiers résidentiels d’El-Manar et d’El-Menzah. Les précautions sont de mise. Port du masque, distanciation et contacts réduits disent ici la crainte du coronavirus. La population, mieux informée, est plus en éveil.
Rien à voir avec les scènes observées à Hay Ettadhamen et à Mnihla. Le portefeuille bien garni des riverains permet même l’achat de masques chirurgicaux. À la pharmacie, on croise une dame élégante sortie renouveler son stock de spiruline et de zinc, qui consolident son immunité. « Pour écarter le risque d’infection, j’évite désormais les contacts, et j’ai changé mon mode de vie au quotidien », confie-t-elle. Depuis quelques semaines, elle s’interdit de voir ses enfants et ses petits-enfants. Dans un petit rire gêné, elle avoue avoir peur : désormais, elle se fait livrer à domicile tous les produits indispensables.
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