Le dilemme de Soro

Le chef de l’ex-rébellion hésite à accepter l’offre présidentielle de diriger le gouvernement. Et se perd en consultations.

Publié le 19 mars 2007 Lecture : 7 minutes.

Rumeurs à Abidjan. Veillée d’armes et conciliabules animés à Bouaké. Apartés au palais présidentiel. Fringale de réunions dans les états-majors des formations politiques. Huis clos à Ouagadougou. Gros titres à la « une » des journaux locaux. Depuis la signature, le 4 mars dernier, de l’accord politique de Ouagadougou, Guillaume Soro, le chef de file des Forces nouvelles (FN, ex-rébellion ivoirienne), est dans toutes les conversations. Il est partout. Y compris chez Charles Blé Goudé, le « général » des Jeunes patriotes, qui n’hésite plus, avec sa « caravane de la paix », à battre campagne pour que son ennemi intime depuis plus de quinze ans emménage à la « Maison Blanche », comme on appelle à Abidjan la primature.
Acceptera, acceptera pas ? L’intéressé, pressé par le président Laurent Gbagbo qui veut en faire le chef du nouveau « gouvernement de transition », communique peu sur le sujet, l’évite soigneusement dans le discours qu’il a adressé au pays le 13 mars – une petite performance pour un Soro d’ordinaire à son aise quand appareils photo et caméras rôdent dans les parages. Et multiplie les consultations : Omar Bongo Ondimba, à Libreville, le 7 mars ; Abdoulaye Wade, par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères, Cheikh Tidiane Gadio, ainsi que d’autres chefs d’État joints au téléphone avant de leur rendre visite dans les prochains jours. Sans oublier ses partenaires du G-7, le groupe constitué par sept des dix signataires des accords de Marcoussis de janvier 2003.
Au lendemain de la signature du document de Ouagadougou, Soro a ainsi invité le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, de l’ex-président Henri Konan Bédié) et le Rassemblement des républicains (RDR, de l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara) à désigner chacun une personne-ressource. À charge pour elle de faire des propositions écrites pour la préparation des discussions qui devaient s’ouvrir le 16 mars dans la capitale burkinabè. Si le RDR a désigné l’actuel ministre de l’Enseignement supérieur, Ibrahim Cissé Bacongo, le PDCI s’est, lui, fait désirer.
En attendant, ce qui frappe Soro et le flatte quoi qu’il en dise, c’est l’insistance avec laquelle Gbagbo lui propose la primature. Dès le 4 novembre dernier, le chef de l’État ivoirien lui a fait dire par une relation burkinabè sûre : « C’est toi qui dois être Premier ministre, et personne d’autre. » La demande, précédée d’ailleurs par de nombreux contacts via des amis communs mais jamais rendus publics, a été réitérée le 4 mars, à Ouagadougou, avec cette fois un renfort de poids, celui du facilitateur : le président burkinabè Blaise Compaoré. Et le 13 mars, quand le principal négociateur du camp Gbagbo, Désiré Tagro, a rendu visite à Soro, à Bouaké, il a renouvelé une fois de plus la proposition. Pour un peu, ce jour-là, on se serait cru entre vieux copains. À son arrivée, Tagro a été introduit dans le bureau de Soro en l’absence de celui-ci. Il s’est donc assis. Lorsque Soro est entré, il lui a lancé : « Dis donc, tu es à ma place. Si tu prends mon fauteuil, moi je vais aller occuper le tien, alors ! » Soro s’amuse, plaisante, mais se garde bien de répondre à l’offre du palais. Du moins pour l’instant.
En fait, si le chef de file des FN se tait, c’est qu’il ne sait pas quoi faire. « Il est tenté par le poste de Premier ministre, confie un de ses proches. Mais il connaît bien l’animal politique Gbagbo, et il redoute le piège. » Alors depuis plusieurs semaines, il pèse, soupèse et retourne le problème dans tous les sens.
Les avantages du poste ne sont pourtant pas minces. « Si tu réussis à faire identifier tous les sans-papiers et à réunifier le pays, le gain politique sera énorme pour toi, lui a confié un facilitateur burkinabè. Pour les gens du Nord, tu seras l’homme qui a distribué les cartes d’identité et qui a ramené la paix. » Soro sait aussi que cette fonction peut lui donner une nouvelle dimension politique. À bientôt 35 ans (il les aura en mai prochain), il est encore considéré par beaucoup comme le chef d’un mouvement armé. « Si tu deviens Premier ministre, tu seras l’égal des Gbagbo, Bédié et Ouattara », lui a fait remarquer un de ses conseillers. En clair, Soro sera présidentiable. Du moins à partir de 2012, année où il aura 40 ans, l’âge minimal requis pour être candidat.
Mais l’ancien leader de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci) mesure pleinement les risques de l’entreprise. Tout d’abord celui d’être phagocyté par l’ogre Gbagbo. Soro ne veut pas connaître le sort de l’actuel chef du gouvernement, Charles Konan Banny, ni celui de son prédécesseur, Seydou Elimane Diarra. « Il sera Banny Plus ou rien, lâche un des chefs des Forces nouvelles. Si on va à la primature pour laisser Gbagbo continuer à manipuler les syndicats, la nébuleuse des Jeunes patriotes signer les décrets et nommer tous les directeurs de sociétés d’État, ce n’est pas la peine. » Soro sait aussi qu’un éventuel attelage avec son ancien ennemi Gbagbo peut désorienter plus d’un responsable de l’ex-rébellion, notamment parmi les militaires.
Depuis septembre 2002, beaucoup de commandants de zone, des « com’zone » comme on les appelle, ont pris goût à leurs privilèges de féodaux. Ils ne les abandonneront pas de gaîté de cur et sans contrepartie. Soro n’ignore pas non plus la rumeur qui court le Tout-Abidjan et selon laquelle il aurait conclu un pacte secret avec le chef de l’État : le cadet soutiendrait l’aîné à la prochaine présidentielle, et Gbagbo renverrait l’ascenseur à la suivante. « C’est ridicule », rétorque-t-il. Enfin, le chef de file des FN connaît les réticences de ses alliés. Alassane Ouattara ne dit rien depuis le 4 mars, mais l’un de ses proches s’interroge : « Pourquoi Gbagbo veut-il absolument que Soro soit Premier ministre ? Qu’est-ce qu’il a derrière la tête ? En tout cas, ce qui compte pour nous, c’est qu’il y ait une bonne identification, que chacun ait ses papiers et puisse voter. »
Henri Konan Bédié, lui, émet publiquement ses réserves sur l’éventuelle entrée de Guillaume Soro à la « Maison Blanche ». « Le PDCI s’interroge sur l’opportunité d’un nouveau gouvernement de transition dont la mise en place risque d’entraîner un prolongement supplémentaire des délais », dit-il dans un communiqué. En clair, Bédié soutient Banny. C’est nouveau. Certains diront que c’est trop tard D’autres que toute menace au retour de la paix n’est pas écartée, que la situation reste toujours volatile.
Alors ira, ira pas ? Depuis qu’il a signé l’accord politique de Ouagadougou, le 4 mars, Guillaume Soro entretient savamment le suspense. « Je n’ai pas envie d’y aller », dit-il à l’un de ses alliés. « Il vaut mieux que ce soit lui », affirment au contraire plusieurs de ses proches. Tantôt il laisse dire, tantôt il prêche le faux pour savoir le vrai. Tantôt il laisse le sentiment que la communauté internationale le presse d’y aller. Bien malin qui sait ce que fera Soro. Pour l’heure, il tente quelques manuvres de diversion. Il suggère un scénario à la congolaise : trois vice-présidents (Bédié, Ouattara et lui-même) aux côtés du président Gbagbo. Mais y croit-il vraiment ? Soro propose aussi à Gbagbo de nommer à la primature un homme qui conviendrait aux deux parties. « Mettons-nous d’accord sur quelqu’un et ce sera comme si c’était moi », insiste-t-il auprès de son interlocuteur. « Si je te donne trois ou quatre noms, tu vas te méfier et tu vas tous les biffer. Donc, propose des noms, toi », ajoute-t-il.
En réalité, Soro est engagé dans un bras de fer avec Gbagbo, aux allures de poker menteur. Objectif : obtenir le maximum de garanties et de prérogatives pour le futur Premier ministre – surtout si c’est lui-même ! « Pour la primature, ce n’est pas nous qui sommes demandeurs, c’est Gbagbo. Nous, nous sommes dans une démarche de cogestion, sourit un conseiller de Soro. Dans le camp Gbagbo et malgré quelques réticents qui mènent un combat d’arrière-garde, ils sont même obsédés par cette idée. On fait donc traîner les discussions, et, en attendant, on arrache des concessions. C’est comme cela que nous avons décroché le Centre de commandement intégré, celui des deux forces armées. Quand votre petite amie soulève un peu sa jupe et vous montre le genou juste avant de passer devant une bijouterie, vous êtes bien obligé de lui faire un petit cadeau »
Officiellement, les tractations sur la nouvelle équipe de transition doivent aboutir au plus tard le 8 avril. Mais Guillaume Soro ne semble pas très pressé, contrairement au chef de l’État, impatient de voir Konan Banny quitter ses fonctions. Il discute avec les siens. Sidiki Konaté, son directeur de cabinet, paraît tenté. Louis Dacoury Tabley, qui dirige les négociations de Ouaga au nom des FN, donne l’impression d’être plus méfiant. Il est vrai qu’il a côtoyé le camarade Gbagbo de longues années durant au Front populaire ivoirien (FPI), il était même devenu son bras droit avant de rompre avec fracas. Le leader de l’ex-rébellion a donc besoin de lui. Mais il a besoin aussi de prendre le temps de consulter les « grands frères ». Notamment le Burkinabè Blaise Compaoré et le Nigérian Olusegun Obasanjo, qui lui conseillent d’accepter. Le Gabonais Omar Bongo Ondimba est plus circonspect. Peut-être à cause des doutes et des hésitations de l’ami Alassane Ouattara, qui n’est pas persuadé que l’attelage en gestation va fonctionner.
Mais « comment celui qui vit au bord de la mer peut-il affirmer : Jamais je ne pêcherai, jamais je ne mangerai de poisson ? » dit le proverbe malien. Pour Guillaume Soro, c’est le supplice de la tentation. Il sait qu’il va prendre la décision la plus difficile de sa carrière. Celle qui engage son avenir.

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