Dans la jungle du Caire

Près de trois habitants de la capitale sur quatre vivent, en toute anarchie, dans des « communautés informelles ».

Publié le 19 mars 2007 Lecture : 5 minutes.

Au Caire, Ali Mezar a passé sa vie à pêcher dans un bras du Nil. Pourtant, il n’a jamais eu que des contacts fort restreints avec la civilisation urbaine. Il dort dans sa barque, prépare le thé avec l’eau limoneuse du fleuve et, les jours fastes, peut espérer gagner une poignée de dollars. Pas très loin de là, dans une avenue grouillante de monde, Karim Sayed, 21 ans, garde des moutons et des chèvres au milieu des ordures. Bravant le flot ininterrompu des voitures, il fait l’impossible pour vendre l’une de ses bêtes avant que la police ne le déloge ou ne lui confisque un animal. À la lisière de la ville, Mina Fathy et ses voisins vivent dans des maisons de fortune édifiées de leurs propres mains. Ils ont entrepris de construire un système d’évacuation des eaux usées, de se raccorder au réseau électrique et de s’alimenter tant bien que mal en eau courante. Ils savent – et le disent – qu’ils ne peuvent compter pour cela sur les services gouvernementaux.
Avec ses 15 millions d’habitants, la capitale égyptienne est volontiers présentée comme le centre du monde arabe et comme un foyer culturel de première importance. Elle n’en est pas moins une juxtaposition de villages, une métropole rurale dont les habitants sont livrés à eux-mêmes, sans contact avec les autorités, fort peu respectueux de la loi et s’ignorant souvent les uns les autres. Cette réalité influe, bien sûr, sur la qualité et le style de vie de millions d’Égyptiens. Mais elle joue aussi un rôle dans la manière dont le pays est gouverné.
Le pêcheur du Nil, le berger des rues et les habitants des « communautés informelles », comme on dit ici, savent d’expérience que le gouvernement, qui est pourtant le premier employeur du pays, n’est pas là pour améliorer leur vie. Pour la promotion sociale, mieux vaut compter sur le piston et la corruption. « Tout vient de Dieu, tranche Mezar. Les autorités sont une chose et nous en sommes une autre. Que puis-je espérer d’elles ? » Selon les sociologues, cette réalité a favorisé l’étouffement de l’opposition et le maintien au pouvoir d’un petit groupe de dirigeants pendant plusieurs décennies. Mais la résignation du peuple a aussi joué son rôle. Habitué à ce que son opinion ne soit jamais prise en compte, celui-ci ne fait presque jamais de vagues. « Tout ce que nous espérons, c’est que Dieu maintienne la municipalité le plus loin possible de nous », commente Sayed, assis sur une chaise en surveillant d’un il ses chèvres et ses moutons, balayés par les phares des voitures. « Banlieusards, marchands ambulants ou ouvriers, tous voient la politique comme une chose vaguement dangereuse, réservée à une élite, et préfèrent s’en tenir à l’écart », confirme l’universitaire américaine Diane Singerman. Pour les autorités, cette désillusion générale s’explique par les espoirs irréalistes suscités pendant la période (1954-1970) où Gamal Abdel Nasser régnait sur le pays. Obtenir un emploi public était alors considéré comme un droit octroyé à vie.
Mezar et son cousin Muhammad Hassan pêchent dans le Nil, comme leurs parents et leurs grands-parents l’ont fait avant eux. Ils n’ont pas de domicile sur la terre ferme et vivent à l’arrière de leurs petites embarcations en bois. Avec leur peau brûlée par le soleil et leurs mains calleuses, ils sont un peu à l’image de l’Égypte tout entière. Ils ne refusent jamais un sourire lorsque des touristes souhaitent les prendre en photo et agitent une main amicale en direction des bateaux à moteur qui les dépassent dans une gerbe d’écume.
Ils amarrent leurs bateaux sous un pont autoroutier embouteillé en permanence et se lèvent tous les jours à l’aube. Ils paraissent vivre à des années-lumière de la civilisation urbaine, mais ne sont pas tranquilles pour autant : en dépit de leur licence, la police peut fort bien leur confisquer le produit de leur pêche ou leur infliger une amende pour une improbable infraction. « Ici, il n’y a que du désespoir », lâche Hassan, tout en ramant. À ses côtés, son fils de 22 ans, pieds nus sur le pont, dégage les poissons pris dans le filet. « Tout est affaire de piston. Si tu connais quelqu’un, on te proposera vingt emplois. Dans le cas contraire, tu n’auras rien. » « Ce pays me rend malade, renchérit Mezar. J’aime pêcher, mais que faire lorsque, comme aujourd’hui, il n’y a pas de poisson ? Je serais prêt à tout abandonner si le gouvernement me donnait du travail. »
Le Caire s’est développé comme un organisme vivant, absorbant peu à peu des terres agricoles et des villages entiers. Près de trois habitants sur quatre vivent dans des communautés informelles. Fathy, pour sa part, vient de Manshiet Nasser, un inextricable labyrinthe de maisons en briques construites le long de routes jonchées de détritus. Plusieurs centaines de milliers de personnes vivent ici. Les communautés informelles ne sont pas à proprement parler des bidonvilles, plutôt des faubourgs qui sortent de terre comme des champignons, sans aucun plan d’urbanisme. Les gens construisent comme ils peuvent, là où ils le peuvent. Certains achètent des parcelles cultivables, d’autres s’approprient illégalement des terrains inoccupés. Le gouvernement ne se préoccupe de ces communautés que lorsqu’elles sont devenues trop importantes pour qu’il soit possible de les ignorer. Elles ne possèdent le plus souvent pas d’écoles. Les routes qui les traversent sont tellement étroites que les cars de police ne peuvent les emprunter. Quant à l’électricité, elle est tout bonnement piratée. « Ces gens se croient différents du reste de la population. Ayant construit eux-mêmes leur quartier, ils estiment pouvoir le gérer comme bon leur semble », s’indigne un architecte. Manshiet Nasser est construit sur un plateau. Pour désigner les autres habitants de la capitale, ils disent : « ceux qui viennent d’en bas ».
Salah Ibrahim (40 ans) raconte que la route qui longe son domicile a été récemment inondée, les égouts ayant débordé. Tous les habitants du quartier ont mis la main à la poche pour combattre le sinistre. « Ici, chacun n’obéit qu’à ses propres règles », explique Fathy. Un jour, des inspecteurs de la municipalité ont voulu l’obliger à détruire le troisième étage, en cours de construction, de sa maison. Pensez, il n’avait pas d’autorisation ! Un pot-de-vin de 350 dollars a suffi à résoudre le problème
© The New York Times et Jeune Afrique 2007. Tous droits réservés.

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