Un partenariat qui ne dit pas son nom

Alors que l’Union du Maghreb arabe piétine, les deux pays ont réussi à construire un embryon d’espace économique intégré.

Publié le 19 février 2007 Lecture : 6 minutes.

Le pas de deux est convenu. Entre la Tunisie et la Libye, il fait désormais figure de valse à trois temps. D’abord, les autorités libyennes prennent des mesures incongrues, en complète contradiction avec les idées panmaghrébines de Mouammar Kadhafi. S’ensuivent des remontrances, parfois violentes, de Tunis qui laissent penser que la rupture est proche. Mais à chaque fois, tout rentre dans l’ordre, et les relations entre les deux pays ne se portent pas plus mal qu’avant la crise. Bien au contraire Les exemples abondent depuis quelque temps.
Le dernier en date remonte au 30 janvier. Le ministère libyen de l’Ordre public annonce alors la mise en place d’un visa obligatoire pour tous les étrangers qui pénètrent sur son territoire, maghrébins compris, alors qu’ils n’y étaient pas soumis jusqu’à présent. Une décision prise dans le cadre de l’Union du Maghreb arabe (UMA) les en exemptait.
S’appuyant sur la lutte contre l’immigration clandestine et le terrorisme pour justifier sa décision, Tripoli fait pourtant rapidement machine arrière pour la Tunisie. Le 5 février, cette dernière se voit octroyer un régime d’exception : ses ressortissants pourront continuer à aller et venir librement au pays de Kadhafi. Une décision qu’Abdelwahab Abdallah, le ministre tunisien des Affaires étrangères, salue en se félicitant « de la solidité des relations fraternelles » entre la Tunisie et la Libye, soulignant au passage « la ferme volonté du président Zine el-Abidine Ben Ali et de son frère Mouammar Kadhafi, chef de la révolution libyenne, de les hisser au plus haut ».
L’exonération paraît logique, en effet : outre qu’il y a belle lurette que les émigrants Tunisiens prennent la direction de l’Italie toute proche plutôt que celle de la Libye, la nouvelle mesure aurait constitué un vrai handicap pour les échanges commerciaux et humains entre les deux voisins.
Avant cet épisode, d’autres accrocs du même genre s’étaient produits. Depuis le début de l’année, Tripoli exige ainsi que tout visiteur étranger de passage sur son sol détienne une somme de 500 dinars libyens (298 euros) minimum Prise là aussi pour lutter contre l’émigration illégale, la mesure a ému l’opinion tunisienne à un point tel que les autorités libyennes ont été contraintes de faire marche arrière pour calmer le jeu, le 25 janvier. Habitués à aller faire du shopping en Libye avec un porte-monnaie bien moins garni, les Tunisiens n’entendaient pas renoncer à un commerce aussi intéressant.
En juillet dernier encore, c’est cette fois la modification de la réglementation libyenne sur les échanges commerciaux qui a mis le feu aux poudres. Le projet de Kadhafi de réduire à 1 % les droits de douane sur les produits importés et à 5 % la taxe sur la consommation conduit, de facto, à réinstaurer des prélèvements sur les marchandises en provenance de Tunisie : depuis 2002, les deux pays sont liés, en effet, par un accord de libre-échange qui exclut toute taxation de leurs produits respectifs. Tunis ne veut donc pas entendre parler d’une réforme qui se traduit par un retour en arrière et doit dépêcher à Tripoli son ministre du Commerce Mondher Zenaïdi pour convaincre les Libyens de ne rien changer à leur relation commerciale.
Bien qu’ambigus dans leur déroulement, ces différents événements laissent, pourtant, toujours la même impression : celle d’un renforcement croissant de l’intégration économique des deux pays, symbolisée depuis le 15 janvier par la possibilité qui leur est désormais donnée de convertir le dinar du voisin. Une grande première car, jusqu’à présent, aucune monnaie arabe ou africaine ne pouvait être changée dans les établissements bancaires des deux pays. À l’heure où l’UMA fête son 18e anniversaire sans pouvoir afficher le moindre bilan, l’ébauche d’une telle complémentarité prend un relief particulier. D’autant plus d’ailleurs qu’elle concerne deux pays dont le rapprochement paraissait des plus improbables il y a vingt ans seulement
Dans les années 1970 et 1980, en effet, il n’était pas question pour le président Habib Bourguiba, plus soucieux de construire un État réellement indépendant que de tirer parti des avantages d’une union douanière avec Tripoli, de céder aux avances d’un Kadhafi qui rêvait déjà d’un partenariat avec son petit voisin.
Il est vrai aussi qu’à l’époque le « guide » était bien plus imprévisible qu’aujourd’hui, et que ses humeurs influençaient beaucoup les relations entre les deux pays. En janvier 1980, Kadhafi n’hésitait pas, par exemple, à envoyer un commando entraîné en Libye dans le sud de la Tunisie pour déstabiliser le pays. En 1984, il ne s’inquiétait pas davantage des conséquences que pouvait avoir l’expulsion de trente mille travailleurs tunisiens. Bourguiba se méfiait à tel point de son turbulent voisin qu’il l’a même soupçonné d’être à l’origine du bombardement de Hammam Echatt, dans la banlieue sud de Tunis, en 1984 toujours, avant qu’il ne devienne évident qu’il s’agissait d’une agression de l’armée de l’air israélienne
Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir de Zine el-Abidine Ben Ali, en 1987, que la situation a pu évoluer. Réaliste, celui-ci comprend qu’il ne peut pas faire autrement que de travailler avec Tripoli, en attendant la mise en place d’une intégration économique maghrébine sans cesse différée malgré la création de l’UMA en 1989.
Côté libyen, l’instauration du boycottage occidental et de l’embargo de l’ONU au lendemain de l’attentat de Lockerbie qui a fait 270 morts en décembre 1988 incite aussi à l’ouverture. Entre 1992 et 2000, la Tunisie devient la principale porte d’entrée et de sortie des marchandises libyennes.
Depuis, les échanges commerciaux entre les deux pays se sont largement développés. Infimes en 1987, ils se sont accrus de 400 % au cours de la dernière décennie pour atteindre, en 2006, le record de 1 792 millions de dinars tunisiens. En quelques années seulement, la Libye est devenue le cinquième client et le quatrième fournisseur de la Tunisie, sans compter évidemment le très florissant marché informel qui sévit entre les deux pays, estimé par certains à 2 milliards de dinars par an environ. Des performances d’autant plus significatives qu’elles n’incluent pas la fréquentation touristique bilatérale. Chaque année, plus d’un million de Libyens traversent la frontière pour aller se reposer ou se soigner en Tunisie. Les Tunisiens sont, eux, presque aussi nombreux à faire le chemin en sens inverse pour aller se ravitailler en produits à bas prix en provenance directe des pays d’Asie.
La plupart des exportations tunisiennes sont constituées de produits agroalimentaires, d’engrais, de ciment, de produits céramiques et d’ouvrages en fonte, en fer, et en acier. Ses importations en provenance de Libye concernent essentiellement le pétrole – elle en a acheté pour 605 millions de dinars en 2005 -, auquel il convient d’ajouter quelques produits métallurgiques et chimiques dérivés de l’or noir. Les investissements sont en plein essor également. Côté tunisien, de plus en plus d’entreprises privées veulent investir en Libye, depuis que Kadhafi s’est engagé dans une politique d’ouverture économique. Une trentaine ont déjà réussi à s’implanter. Côté libyen, une quarantaine d’entrepreneurs ont franchi le cap. Installés depuis quelque temps déjà en Tunisie, ils y bénéficient d’un statut offshore.
Reste que le vrai potentiel économique tuniso-libyen réside surtout dans les grands projets d’investissements publics dans les infrastructures structurantes. Les responsables libyens ont bien vu, par exemple, l’intérêt que représente la raffinerie de pétrole tunisienne du site de la Skhira, dans le golfe de Gabès. Dans la perspective de décrocher sa prochaine mise en concession, ils proposent notamment la construction d’un oléoduc ravitaillant la raffinerie en pétrole brut libyen pour fournir d’autres pays de la Méditerranée centrale en produits raffinés. Plusieurs autres projets transfrontaliers sont en cours. Alors que la Libye se dit prête à construire un deuxième pipeline transportant cette fois le gaz des champs du sud-ouest de son territoire vers les centrales électriques et le réseau gazier tunisiens, la Tunisie poursuit, elle, les travaux d’aménagement d’un nouveau tronçon de l’autoroute nord-sud pour rallier la ville de Sfax et se rapprocher de la frontière libyenne.

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