Moscou, le retour

Vladimir Poutine dénonce l’unilatéralisme américain. Et appelle à l’instauration d’un système multipolaire fondé sur un équilibre du pouvoir.

Publié le 19 février 2007 Lecture : 6 minutes.

Il est très généralement admis que, dans les relations internationales, l’équilibre du pouvoir est un facteur de paix et le déséquilibre un facteur de guerre, car le fort sera toujours tenté d’imposer sa volonté au faible. À part un ou deux épisodes comme la crise des missiles à Cuba en 1962, chacun convient que c’est l’équilibre de la terreur qui a fait prévaloir la paix entre les États-Unis et l’Union soviétique pendant les décennies de la guerre froide.
Autre exemple : la paix qui règne entre l’Inde et le Pakistan depuis que ces deux pays sont devenus des puissances nucléaires. Bien qu’ils se soient fait la guerre à trois reprises en 1947, 1965 et 1971, la possibilité qu’ils ont maintenant de s’entre-détruire les a obligés à s’entendre sur le Cachemire. La guerre n’est plus pour eux une option réaliste.
Mais après l’effondrement de l’URSS, l’Amérique est devenue la seule superpuissance mondiale, et les guerres, les violences et les massacres se sont succédé. Le monde connaît aujourd’hui une quasi-anarchie, en particulier le Moyen-Orient. Une grande partie du problème vient de l’unilatéralisme pratiqué par l’Amérique depuis que George W. Bush est à la Maison Blanche. Ces six dernières années, les États-Unis n’en ont fait qu’à leur tête : invasions, torture, massacres et destructions, au mépris du droit international et des conventions. L’absence de contrepoids leur a permis d’envahir l’Afghanistan, puis l’Irak, de briser ces deux pays, de renverser leur régime, de tuer un très grand nombre de leurs habitants – pour se retrouver écrasés par la responsabilité d’une reconstruction qu’ils sont incapables d’assumer. En plus, ils font maintenant campagne contre Téhéran, réclament des sanctions internationales contre les Iraniens, cherchent à bloquer leur système bancaire, à les priver de technologie avancée et les menacent même de les attaquer militairement.
Les États-Unis ont également engagé ce qu’ils appellent une « guerre mondiale contre le terrorisme », font litière de la souveraineté de leurs amis et de leurs ennemis, arrêtent des suspects à tout-va, les transfèrent dans des prisons secrètes où ils sont torturés ou les gardent interminablement en détention sans procès dans des conditions lamentables comme à Guantánamo.
De la même manière, un déséquilibre de pouvoir a permis à Israël, allié de l’Amérique, d’occuper militairement des territoires palestiniens, de persécuter et de tuer leurs habitants, de violer leurs droits humains, de détruire leurs maisons et de s’emparer de leur terre – et, comme les États-Unis, d’en garder arbitrairement en prison une dizaine de milliers, y compris des femmes et des enfants.
Cette même absence de contrepoids arabe a donné à l’État hébreu la liberté d’envahir son voisin plus faible, le Liban, à pas moins de cinq reprises, en 1978, 1982, 1993, 1996 et 2006, et de faire des milliers de morts et d’énormes destructions. Le principe de base de ces agressions est que la sécurité de l’Amérique et d’Israël est la seule chose qui compte, et qu’elle a la priorité sur tout le reste, même au prix de l’insécurité – ou pire – des autres. On a fait une croix sur l’idée que la sécurité internationale est une et indivisible.
La nouvelle la plus encourageante de ces derniers mois est qu’il commence à y avoir des signes que cette dangereuse situation touche à sa fin. Compte tenu du statut de grande puissance qui était celui de l’Union soviétique dans le passé, il n’est peut-être pas surprenant que Moscou se retrouve de nouveau en position de faire contrepoids aux États-Unis. Le président Vladimir Poutine s’est lancé dans une campagne diplomatique personnelle au Moyen-Orient, sans hésiter dans le même temps à s’en prendre vivement à Washington et à dénoncer ce qu’il considère comme la part de responsabilité de l’Amérique dans l’insécurité et le chaos actuels.
Pour un pays sûr de lui et dominateur comme les États-Unis, habitué à traiter de haut le reste du monde, ses critiques et ses initiatives politiques ne peuvent être que des sources d’inquiétude. Les remarques formulées par Poutine lors d’une conférence sur la sécurité mondiale, le 10 février, à Munich, donnent une idée de la nouvelle stratégie adoptée par la Russie pour s’opposer à l’unilatéralisme américain. « L’unipolarité, a déclaré Poutine, est non seulement inacceptable, mais également impossible dans le monde actuel. » C’est une situation où « il y a un seul centre d’autorité, un seul centre de force, un seul centre de décision un seul maître, un seul souverain ». Ce système est pernicieux, dit-il, non seulement pour tous ceux qui y sont soumis, « mais aussi pour le souverain lui-même, qui se détruit de l’intérieur ». Rien ne pouvait être plus blessant que cette remarque pour l’amour-propre américain. Nous avons été témoins, a poursuivi Poutine, d’un « abus presque sans limite de la force qui a plongé le monde dans un abîme de conflits permanents. Nous constatons un mépris de plus en plus marqué pour les principes fondamentaux du droit international. Un seul pays, les États-Unis, a outrepassé de toutes les manières ses frontières internationales. »
Cette domination américaine, a déclaré Poutine, a encouragé un certain nombre de nations à acquérir des armes de destruction massive – il faisait probablement allusion à la Corée du Nord et à l’Iran – et elle a provoqué une extension du terrorisme « qui a pris aujourd’hui des dimensions mondiales ». « Je suis convaincu, a conclu Poutine, que nous nous trouvons à un moment historique où nous devons sérieusement réfléchir à l’architecture de la sécurité mondiale. Nous devons nous mettre en quête d’un équilibre raisonnable entre les intérêts de tous les participants au dialogue international. »
Les propos de Poutine doivent retenir l’attention des capitales occidentales parce qu’ils trouveront un large écho dans beaucoup de pays du Tiers Monde, même chez les alliés riches en pétrole des États-Unis, profondément inquiets de la manière dont ces derniers semblent avoir perdu la tête après les attentats du 11 septembre 2001 en s’embarquant dans une campagne mondiale contre des ennemis réels et imaginaires.
Les commentateurs américains ont interprété le discours de Poutine comme un retour à la guerre froide. C’est une erreur. C’est plutôt une invitation à instaurer un système international multipolaire plus sain, fondé sur un équilibre du pouvoir et appuyé par un équilibre de la terreur dans lequel les conflits seraient résolus et non pas exacerbés, les forts ramenés à la raison, et où les faibles ne vivraient plus dans la peur.
Certains États du Moyen-Orient comme l’Iran et la Syrie seront à coup sûr énormément rassurés par les propos de Poutine, mais ce sera aussi le cas de l’Arabie saoudite et des pays du Golfe, qui sont aussi très désireux de diversifier leurs relations internationales afin de réduire leur dépendance à l’égard d’une Amérique dangereusement imprévisible. Les initiatives diplomatiques de l’Arabie saoudite en Palestine, au Liban et dans le monde arabe en général témoignent d’une volonté nouvelle des grands pays arabes de prendre leur destin en main et d’assurer eux-mêmes la protection de leurs intérêts vitaux, plutôt que de s’en remettre à des puissances extérieures. Un des grands événements de l’année passée au Moyen-Orient a été la venue à Riyad du président chinois Hu Jintao et l’explosion des échanges commerciaux entre les deux pays. La visite du président Poutine dans la capitale saoudienne les 11 et 12 février est un autre moment historique.
Inquiets à juste titre pour leur sécurité, l’Iran et ses amis locaux – la Syrie, le Hezbollah et même le Hamas – ont essayé de contrer et de contenir la puissance américano-israélienne. Si vous nous attaquez, disent-ils, nous contre-attaquerons. C’est un comportement légitime et qui a été relativement payant, mais ils ne doivent pas aller trop loin. Ils doivent admettre que le monde occidental a lui aussi des intérêts à défendre : la libre circulation du pétrole, par exemple, ou le pluralisme libanais. Un équilibre du pouvoir suppose le respect des intérêts de tous, et pas seulement des siens.

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