Le rappeur invisible et les frères Traïda

Publié le 19 février 2007 Lecture : 3 minutes.

Chaque année, l’université de Tilburg (c’est une petite ville des Pays-Bas) décerne le prix Eddy Du Perron. Du Perron, ça ne nous dit plus grand-chose, aujourd’hui, mais cet homme attachant fut dans les années 1930 un écrivain connu, né dans ce qui est aujourd’hui l’Indonésie. Il fut l’ami d’André Malraux à Paris avant de s’installer en Hollande, le pays de ses aïeux.
Ce prix Du Perron récompense chaque année une personnalité qui a contribué à rapprocher les différentes communautés qui vivent côte à côte au pays de Rembrandt. Cette année, il y avait deux finalistes, ou plutôt trois. D’un côté, et solidairement, les frères Traïda, Hakim et Karim. Il s’agit de deux Algériens qui se sont installés aux Pays-Bas il y a plus de vingt ans et qui ont chacun, à sa manière, connu le succès. Hakim a commencé comme mime, sur les places publiques ; et puis, quand il a eu appris le néerlandais, le mime s’est mis à parler – avec un accent irrésistible -, ce qui fait qu’on l’a embauché à la télévision dans la plus connue des émissions pour enfants : Sésame Straat. Tout le monde connaît Hakim aux Pays-Bas – du moins, tous ceux qui ont été enfants un jour. Karim, lui, est devenu un excellent réalisateur de films. Il a fait, en particulier, un film très émouvant qui s’appelle La Fiancée polonaise et qui a remporté plusieurs prix en 1998 – film néerlandais de l’année, meilleur film européen, nomination aux Golden Globes, etc.

En face du duo algérien de choc, l’autre candidat au prix était le rappeur hollandais d’origine marocaine Ali Bouali, dit Ali B., né en 1981 dans une petite ville paisible du nom de Zaanstad et qui depuis quelques années terrorise Amsterdam avec son rap et son hip-hop, parfois seul, parfois en compagnie de rappeurs américains du genre 50 cent ou G-Unit.
Bref, nous voilà tous à Tilburg, nous, c’est-à-dire le jury, le public, le maire de la ville, les frères Traïda mais pas de Ali B. Celui-ci nous fait téléphoner par son manager qu’il est sur le point de prendre la route. Nous, on boit des jus divers, on grignote quelques petits-fours. Le manager nous annonce que Sa Majesté Ali B. a pris la route. On se ressert des jus, on papote. Coup de fil : Ali B. est pris dans un embouteillage d’enfer sur l’autoroute. Le manager nous promet de nous tenir au courant. Du coup, on commence à l’avoir mauvaise. Ce maudit rappeur aurait pu prendre la route à temps, quand même ; d’ailleurs, il aurait pu prendre le train, comme tout le monde. Ou bien un hip-hoppeur ne daigne-t-il pas se mêler au peuple ? Qu’est-ce que c’est que ce braillard hollando-marocain, fils d’un ghetto imaginaire, qui nous fait le coup du mépris ? Le manager rappelle pour nous entretenir des états d’âme de l’artiste. Du coup, une clameur monte dans la salle : donnez le prix aux Traïda !

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Le jury annonce alors très opportunément que le prix Du Perron 2007 va aux frères Traïda, ce qui réjouit tout le monde : au moins eux, ils sont là. Karim fait un petit discours extrêmement sympathique qui fait exploser l’applaudimètre. Ensuite, les membres du jury, le maire et ses adjoints ainsi que les deux lauréats sont allés manger dans une bonne auberge des environs. Quant au rappeur, on n’en a plus entendu parler. Pour rapprocher les communautés ou les peuples, encore faut-il pouvoir aller d’un point A à un point B sans se perdre dans la nature. Voila une leçon dont on souhaite que l’ami Ali B., qui est encore très jeune, se pénètre très vite.

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