Halte au massacre !

Publié le 19 février 2007 Lecture : 7 minutes.

La Guinée brûle. La Guinée saigne. Et la Guinée pleure. Le premier pays de l’Afrique de l’Ouest à s’être libéré du joug colonial français est entré depuis plusieurs jours en insurrection pour se soustraire à la férule de Lansana Conté. De Kankan à Kindia, de Dalaba à Nzérékoré, des jeunes, des femmes et des hommes affrontent les forces de l’ordre, tombent sous leurs balles, crient leur ras-le-bol à l’encontre d’un régime vieux de vingt-trois ans et, à leurs yeux, responsable de tous les maux : pauvreté, régression économique, répression des libertés
L’homme aux commandes, un général de 72 ans, usé par la maladie et près d’un quart de siècle de pouvoir personnel, est celui-là même qui a mis le feu aux poudres. Après s’être engagé à désigner un « Premier ministre de consensus », il a fini, le 9 février, par prendre une décision que la plupart de ses concitoyens ont perçue comme une provocation : nommer à la primature un de ses affidés, Eugène Camara, ex-ministre de l’Enseignement supérieur puis du Plan promu le 19 janvier ministre d’État chargé des Affaires présidentielles, qui a toujours siégé dans le gouvernement depuis 1997. Débordé par la vague de protestations qui s’est ensuivie, Conté a choisi, le 12 février, la riposte la plus extrême : mettre le pays sous état de siège – pour la première fois de son histoire.

Depuis ce jour, la capitale, Conakry, jadis surnommée « La Belle », a toutes les allures d’une ville en guerre. Des blindés ont pris position aux points stratégiques. Des hommes en armes patrouillent nerveusement dans toutes les artères de l’agglomération. Équipes de kalachnikovs et de fusils d’assaut, ils ajoutent au traumatisme de la population en tirant sans discontinuer des rafales en l’air. Et pas seulement. Dans la nuit du 13 au 14 février, ils ont abattu quatre personnes, dont trois près de l’aéroport, dans le quartier de Gbessia, dans la banlieue de Conakry. Depuis le 10 janvier, ce sont pas moins de 112 personnes qui ont été tuées, dont près de la moitié en moins de soixante-douze heures. Le chef d’état-major de l’armée, Kerfalla Camara, venait de déclarer sur les ondes de la Radiotélévision guinéenne (RTG) que les troupes ont reçu l’ordre de tirer sans sommation sur tout individu ou véhicule qui s’aventurerait au dehors après le couvre-feu. Mais également de procéder de jour comme de nuit à des perquisitions et des arrestations de « suspects ».
Une sorte de feu vert à toutes sortes d’exactions donné aux militaires, qui multiplient les descentes musclées dans des domiciles privés, pillages de magasins et commerces, vols, rackets, viols Connus pour leur discipline sur tous les théâtres d’opération à l’étranger où ils sont appelés à intervenir, les soldats guinéens se comportent depuis quelques jours chez eux comme une armée d’occupation. La faute au choix des éléments chargés de faire respecter l’état de siège. À la place des hommes du rang, la hiérarchie a jeté son dévolu sur des « Bérets rouges », membres de l’unité d’élite chargée de la sécurité présidentielle, renforcés par des policiers du Commandement mobile d’intervention et de sécurité (CMIS).

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Ce casting traduit le climat de malaise dans les casernes ainsi que la méfiance de l’état-major vis-à-vis des hommes du rang. Signe des temps : Kerfalla Camara et son adjoint, Arafan Camara, ont placé sous très haute surveillance la principale garnison du pays, le camp Alpha-Yaya-Diallo, située à Matoto, dans les faubourgs de Conakry, où ils se sont abstenus de se rendre depuis le début de l’état de siège. De même, le chef de l’État ainsi que les membres de sa famille encore présents dans le pays – la première dame, Henriette Conté, et le fils du président, le capitaine Ousmane Conté – vivent sous haute protection au camp Samory-Touré, dans le centre de la capitale, depuis ce 10 février où le cortège présidentiel qui sortait de la ville a été contraint de rebrousser chemin par des manifestants.
Alors que les militaires se regardent en chiens de faïence, la population subit de plein fouet les dures contraintes imposées au quotidien par l’état de siège. Terrés chez eux aux heures de couvre-feu, ils rechignent à en sortir aux « heures de liberté » (de 16 à 18 heures les deux premiers jours, puis de midi à 18 heures depuis), soucieux de ne pas prendre de balles perdues ni d’être la cible d’actes arbitraires. Les plus téméraires, qui se hasardent au dehors, découvrent, comme en cet après-midi du 14 février, une ville en état de désolation totale. Les carcasses de voitures calcinées jonchent la banlieue chic de Lambanyi, niche des nouveaux riches issus de l’État ou des affaires. Des pneus brûlés, troncs d’arbres et objets divers obstruent le passage sur la route de Taouyah. De gros cailloux encombrent presque partout la chaussée. Les magasins et commerces portent les stigmates de scènes de pillage : portes défoncées, grilles cisaillées, étals vidés L’omniprésence des patrouilles et les tirs d’intimidation en l’air achèvent de planter le décor d’un film de guerre.
En dépit de la témérité des vendeuses des marchés de Bambéto, de Coza et de Kénien, la vie s’arrête à 18 heures. Même les véhicules aux plaques diplomatiques disparaissent de la circulation. La restriction des libertés est totale, comme le déplore un communiqué du 13 février de l’Union européenne. Les arrestations arbitraires, exactions et autres règlements de comptes se multiplient. Parmi les cibles privilégiées : leaders des syndicats, responsables de la société civile et dirigeants des partis politiques qui n’en finissent pas de recevoir des menaces anonymes. Ibrahima Fofana, secrétaire général de l’Union syndicale des travailleurs de Guinée (USTG, l’une des deux centrales à avoir lancé le mot d’ordre de grève générale illimitée), a quitté son domicile pour un endroit plus sûr. De même que Ben Sékou Sylla, un des responsables du Collectif national des organisations de la société civile (CNOSC). Après avoir « disparu », l’autre grand meneur du mouvement, Hadja Rabiatou Sérah Diallo, secrétaire générale de la Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG), est revenue chez elle. Sans doute résignée à faire face aux graves risques qui pèsent sur sa sécurité.
Même fermés, les locaux de la Bourse du travail, qui abritaient les réunions de « l’inter-centrale », sont encerclés par des hommes aussi lourdement armés que nerveux. Les syndicats ont ainsi décliné l’invitation qui leur a été faite par ce qu’on appelle ici « les institutions républicaines » (Assemblée nationale, Cour suprême, Conseil économique et social) à reprendre le dialogue le 14 février (la rencontre devait se tenir le lendemain au Palais du peuple). Ils n’étaient simplement pas en état de travailler. Tout comme la presse écrite qui ne paraît plus dans un pays où tout s’est arrêté. Le 12 février, Mohamed Tondon Camara et David Camara, respectivement journaliste et technicien à Liberté FM, la toute nouvelle radio privée, ont été arrêtés par des « Bérets rouges » et transférés à « Koundara », un centre de détention illégal situé entre l’océan et les longs murs de la RTG, loin des oreilles et des regards indiscrets. Gardés pendant quarante-huit heures, ils ont été torturés en présence d’Harouna Conté, cadet du chef de l’État, qui n’arrêtait de leur marteler : « Vous les journalistes, vous fatiguez trop mon grand-frère. » Au cours de leur calvaire, les deux hommes de presse ont vu les éléments de la sécurité présidentielle amener un à un à « Koundara » des personnes dont les noms figurent sur une liste. Pourquoi une telle liste ? Quel sort leur sera réservé ?

Les conditions de sécurité se dégradent chaque jour davantage. Et toute l’économie guinéenne commence à subir les contrecoups de la crise. La Compagnie des bauxites de Guinée (CBG), propriété de l’État guinéen (49 %) et des groupes miniers étrangers (51 %) Alcan et Alcoa, perd 1 million de dollars par jour depuis le 10 février. L’activité est interrompue à la mine de Sangarédi. Les 2 500 travailleurs sont au chômage technique, et le train a cessé ses rotations entre la mine et le port de Kamsar. Les cours de l’alumine s’envolent sur le marché international : la Guinée produit et exporte en effet chaque année 750 000 tonnes de ce produit, ainsi que 20 millions de tonnes de bauxite (soit 11 % de la production mondiale). Si la crise perdure, le pays peut dire adieu aux projets d’investissement de grands groupes miniers internationaux comme Global Alumina, Rio Tinto, BHP Billiton
Mais la menace la plus immédiate est ailleurs : la rupture des approvisionnements dans un pays où l’essentiel des produits de consommation est importé. Un scénario catastrophe pour ce qui reste du régime. Membre dans une autre vie du comité central du Parti démocratique de Guinée (PDG, l’ex-parti unique), Conté se souvient que la « révolte des femmes » d’août 1977 avait très fortement ébranlé le régime d’Ahmed Sékou Touré. À la base de ce soulèvement : une pénurie de produits alimentaires sur les marchés de Conakry, fruit de la politique mise en place pour détruire le commerce privé.

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