Forest Whitaker
Pour incarner le monstrueux Idi Amin Dada, l’acteur américain a dû se laisser emporter très loin, jusqu’aux franges les plus sombres de l’âme humaine. Le résultat est saisissant.
Lors de la traditionnelle cérémonie des oscars, le 25 février, l’Afrique sera représentée à Hollywood sous deux de ses pires visages. D’un côté, un mercenaire rhodésien blanc vendu aux trafiquants de diamants. De l’autre, un dictateur ougandais paranoïaque, quasi analphabète et ivre de son propre pouvoir. Heureusement, il ne s’agit cette fois que de cinéma ! En lice pour l’oscar 2007 du meilleur premier rôle, Leonardo DiCaprio et Forest Whitaker défendront chacun les couleurs de films à grand spectacle, Blood Diamond et Le Dernier Roi d’Écosse, inspirés d’événements cruels de l’histoire africaine : la guerre en Sierra Leone et la dictature d’Idi Amin Dada. En matière d’accent, il n’y a pas de doute, les deux acteurs sont à égalité. Le blondinet propret rendu célèbre par le naufrage du Titanic parle comme si c’était sa langue maternelle un anglais cynique de soldat zimbabwéen blanc formé à la guerre en Afrique du Sud. Le géant affable couronné en 1988 à Cannes par la palme du meilleur acteur pour son interprétation du saxophoniste Charlie Parker a les intonations – et les interjections – d’un Kakwa du nord de l’Ouganda qui maîtrise tout juste le swahili et à peine l’anglais. Pour le reste, c’est la performance de Forest Whitaker qui demeure la plus impressionnante.
Comment ce Texan de 46 ans à la mine bonhomme a-t-il pu incarner le plus ubuesque des dictateurs africains sans tomber dans la caricature ? Ce n’était pas gagné d’avance. Même le réalisateur britannique Kevin McDonald a mis du temps à se convaincre que le gentil Whitaker pouvait exhaler une violence sourde propre à terroriser quiconque l’approcherait à l’instar de celui qui fut neuf fois champion de boxe de son pays, catégorie poids lourds, avant d’en devenir pour huit ans – entre 1971 et 1979 – l’unique arbitre. Whitaker a insisté et travaillé jusqu’à emporter l’adhésion du réalisateur. Le tournage du film, adapté du roman du journaliste anglais Gilles Foden, s’est déroulé sur le « lieu du crime », en Ouganda. L’occasion pour l’acteur d’apprendre à parler swahili, de découvrir le pays, de faire connaissance avec ses habitants et de rencontrer des membres de la famille du dictateur mort le 16 août 2003 dans son exil doré de Djeddah, en Arabie saoudite.
Pour incarner un personnage aussi monstrueux, toujours au voisinage de la folie, Whitaker a dû se laisser emporter très loin, jusqu’aux franges les plus sombres de l’âme humaine. Dans Le Dernier Roi d’Écosse, il campe un Amin Dada d’autant plus terrifiant de réalité qu’il n’est pas une machine mais un être humain insaisissable, effrayant d’insensibilité et tenaillé par la peur d’être assassiné. L’acteur a réussi à en exprimer toute la violence sans jamais avoir recours aux gestes brusques ou à l’hystérie. Ni cris ni coups : tout est dans le regard, le charisme, la présence massive du corps et des mains. Au quotidien français Le Monde, Whitaker confiait il y a peu : « Je n’ai jamais voulu excuser ce qui ne peut pas l’être, mais je voulais comprendre la raison, les motivations. J’ai eu peur, mais je me suis laissé aller avec le personnage. »
Qu’il ait eu la trouille, on peut le comprendre. Il suffit de rappeler les faits. Idi Amin Dada, plus de 100 kg pour presque 2 mètres, s’engage en 1946 (il a 21 ans) dans les King’s African Rifles, l’armée coloniale britannique. Il apprend à tuer au Kenya lors de la révolte mau-mau au début des années 1950. De retour en Ouganda, il participe à la « pacification » du Karamoja et atteint le grade de sergent-chef, le plus élevé qu’un Noir puisse alors espérer. Il poursuit sa formation militaire en Angleterre, puis en Israël. En 1969, il devient chef d’état-major des armées. Le président ougandais Milton Obote se méfie de lui, mais pas suffisamment : il est renversé par un coup d’État le 25 janvier 1971. Au pouvoir, l’ancien boxeur est « Son Excellence le conquérant de l’Empire britannique, maréchal-docteur Idi Amin Dada, président à vie de la République d’Ouganda, commandant en chef des Forces armées, président du conseil de la police et des prisons », et il s’autoproclame « plus grand chef d’État du monde ».
D’abord soutenu par les services secrets britanniques, qui pensaient le manipuler comme une marionnette, il devient vite incontrôlable et accumule les provocations. À la reine d’Angleterre Élisabeth II, il écrit ainsi : « Ma chère reine, j’aimerais que vous arrangiez pour moi une visite de l’Écosse, de l’Irlande et du pays de Galles pour me permettre de rencontrer les chefs des mouvements révolutionnaires qui combattent votre oppression impérialiste. » Drôle ? Sans doute, mais à l’intérieur du pays, les Ougandais ne goûtent guère les frasques de « Big Daddy » : durant sa présidence, 300 000 « opposants » seront torturés et exécutés, certains des propres mains du dictateur. La dernière provocation du bouffon sanguinaire aura lieu en 1979 : une attaque contre la Tanzanie voisine, censée tomber « en vingt-cinq minutes », entraînera une riposte fatale pour le « Dernier Roi d’Écosse », contraint à l’exil.
Forest Whitaker a – enfin – trouvé dans cet antihéros extrême un rôle à la hauteur de ses ambitions. Diplômé en musique de l’université de Caroline du Sud, puis étudiant en art dramatique à Berkeley, Whitaker a eu un début de carrière honorable. Il a fait des apparitions dans La Couleur de l’argent (Martin Scorsese) et Platoon (Oliver Stone), et s’est illustré en 1988 dans l’excellent Bird de Clint Eastwood. Depuis, peu de premiers rôles remarquables à part celui de tueur professionnel samouraï dans Ghost Dog (Jim Jarmusch). En revanche, beaucoup de navets. Le pire étant sans doute Battlefield Earth (Roger Christian) : de la science-fiction inspirée par les écrits de L. Ron Hubbard, fondateur de la scientologie – secte dont ?Whitaker serait membre, à l’instar de John Travolta et Tom Cruise. C’est d’ailleurs à la femme de ce dernier – Kate Holmes – que Whitaker a confié le rôle de la fille du président des États-Unis dans First Daughter, le film qu’il a réalisé en 2004 et qui fut un bide monumental. Cela n’est qu’un mauvais souvenir : son interprétation d’Idi Amin Dada lui a déjà valu un Golden Globe, un British Academy Award et une flopée de critiques élogieuses. Qu’on se rassure : depuis la fin du tournage, il a quitté le treillis militaire du dictateur pour redevenir lui-même. Amin avait plusieurs femmes, pratiquait la boxe et avait, selon la légende, des instincts cannibales. Lui est marié depuis onze ans à Keisha Whitaker, il a deux enfants, il est ceinture noire de karaté kenpo et il est végétarien.
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