Au temps des pionniers
Peu de cinéastes africains familiers du Fespaco savent qu’à sa naissance la plus grande manifestation cinématographique au sud du Sahara n’était pas compétitive : ni prix ni jury en 1969, pour la toute première édition du festival. Il était alors conçu comme « une semaine du cinéma africain », organisée par une poignée de cinéphiles locaux, avec l’aide du Centre culturel français de Ouagadougou et du ministère français de la Coopération, qui avait déjà acquis un certain nombre de films des tout premiers pionniers du cinéma africain. Parmi ces derniers était présent à Ouagadougou celui que l’on peut considérer comme l’un des fondateurs du Fespaco, le Sénégalais Sembene Ousmane, réalisateur des deux premiers véritables longs-métrages d’Afrique noire, La Noire de (1966) et Le Mandat (1968).
1970, l’année de la deuxième session du Fespaco, voit se dérouler un événement de taille : la nationalisation par les autorités voltaïques (le Burkina Faso s’appelait encore la Haute-Volta) du secteur de la distribution de films étrangers, dominé alors dans toute l’Afrique noire francophone par les compagnies coloniales Secma et Comacico. Ce geste fort marquait pour la première fois en Afrique noire la volonté d’un gouvernement de jeter les véritables bases d’un cinéma national. Et cela en affectant – ainsi que le fait d’ailleurs la France depuis la Libération – une partie des recettes des salles au financement des films locaux. Cette réforme essentielle était prônée depuis longtemps par un des grands théoriciens du cinéma africain, le Tunisien Tahar Cheriaa, fondateur des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) en 1966.
Devenu en 1970 le responsable du cinéma au sein de la toute jeune organisation de la Francophonie, qui s’appelait alors l’Agence de coopération culturelle et technique, Tahar Cheriaa pèsera de tout son poids pour que les autorités burkinabè puissent disposer des moyens financiers nécessaires pour transformer le Fespaco en festival compétitif : ce sera chose faite en 1972, où il prend sa forme actuelle d’une manifestation régulière. Le premier Étalon de Yennenga sera alors remis à Wazzou polygame, le deuxième long-métrage du Nigérien Oumarou Ganda, l’ancien interprète du film Moi un Noir, de Jean Rouch passé à son tour derrière la caméra.
Les deux amis et compères Sembene Ousmane et Tahar Cheriaa, appuyés par la Fepaci (Fédération panafricaine des cinéastes, née en 1970), demandèrent aux autorités burkinabè de faire l’effort d’organiser une nouvelle session en 1973 puis de préserver la tenue du Festival les années impaires, afin d’alterner avec les JCC. Les cinéastes africains se retrouveront ainsi un an sur deux au sud puis au nord du Sahara.
Je dois personnellement l’une de mes plus grandes émotions de cinéphile au Fespaco 1973. À cette époque, il n’existait à Ouagadougou que deux salles de cinéma, toutes deux en plein air, l’Oubri et le Riale, où les projections ne pouvaient se faire bien sûr que le soir tombé. Si bien que nous passions nos journées entre festivaliers autour de la piscine de l’hôtel Indépendance à deviser avec passion sur l’avenir du septième art continental en attendant la nuit et l’heure des premières images. La projection la plus mémorable fut celle du premier film burkinabè de l’histoire, Le Sang des parias, du pionnier aujourd’hui disparu Mamadou Djim Kola, un film en langue morée qui dénonçait l’injustice du système des castes. Pour la toute première fois, l’écran que l’on croyait réservé aux images occidentales devenait un miroir chaleureux où l’on se voyait exister et où l’on pouvait même entendre sa langue maternelle. La joie, la fierté et l’émotion des spectateurs ayant enfin droit à leur propre image restent à ce jour pour moi inoubliables. La vibration unique qui traversait la salle sous un ciel étoilé peuplé assurément de divinités bienveillantes m’a convaincu à jamais de l’absolue nécessité de l’existence de cinémas nationaux viables en Afrique, proposant des films de qualité aux spectateurs africains.
La session 1975 du Fespaco fut reportée à 1976 à cause d’un conflit frontalier avec le Mali. La session prévue pour 1977 ne put avoir lieu qu’en 1979, date à laquelle la manifestation, après ces deux défections qui expliquent que 2007 soit seulement l’année du vingtième Fespaco, reprit et garda son rythme biennal jusqu’à nos jours.
L’autre grand tournant sera celui de 1987. À cette date, le président Thomas Sankara, grand défenseur du cinéma africain et qui avait fait construire de nouvelles salles de cinéma dans tout le pays, décida de faire du festival la vitrine internationale du Burkina. Il fit même un voyage aux États-Unis afin de faire la jonction avec les cinéastes de la diaspora noire, pour lesquels fut créée une récompense spécifique, le prix Paul-Robeson. Et il augmenta la taille du festival pour lui faire atteindre sa dimension « géante » actuelle, où le nombre de participants internationaux – environ 3 500 ! – est sans aucune mesure avec celui de ses débuts.
Le Fespaco continue aujourd’hui à alterner avec les Journées cinématographiques de Carthage, même si les liens entre eux se sont quelque peu distendus, à cause surtout des effets indirects de la concurrence des festivals européens qui leur « volent » souvent la première des films africains. Cependant, une saine complémentarité existe encore entre les deux festivals, notamment au niveau de leurs palmarès, qui, audience locale oblige et sans concertation préalable, tendent à se spécialiser. C’est ainsi que le Grand Prix du Fespaco a toujours été remporté par un cinéaste d’Afrique noire à trois exceptions maghrébines près (en 1973, 1985, 2001) et que le Grand Prix des JCC a toujours été remporté par un cinéaste arabe à six exceptions près (en 1966, 1972, 1974, 1982, 2000, 2002). Une « prime au public » qui permet de fêter un cinéaste de sa région tout en découvrant grâce à la compétition panafricaine ce qui se passe de l’autre côté du Sahara.
Malgré les développements spectaculaires qu’a connus le Fespaco, un seul détail n’a jamais bougé depuis le temps des pionniers : Sembene Ousmane, qui se surnomme lui-même « l’aîné des anciens » et qui depuis 1969 n’a raté aucune des sessions, occupe toujours avec constance et fidélité la chambre numéro 1 de l’hôtel Indépendance, le centre historique du festival.
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