Si Marcoussis m’était conté

Publié le 16 janvier 2004 Lecture : 5 minutes.

« Au début, c’était très froid ; on se croisait sans se saluer », confie l’un des participants. Le 15 janvier 2003, à 16 heures, quand s’ouvrent les débats dans la salle de conférence du Centre national de rugby de Marcoussis, à une trentaine de kilomètres au sud de Paris, beaucoup se demandent franchement ce qu’ils font là et si la réunion va durer au-delà d’un après-midi.
Autour d’une grande table ronde, chaque chef de délégation fait un discours liminaire. Pour le PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire), Henri Konan Bédié fait long, très long. Le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU, le Mauritanien Ahmedou Ould Abdallah, l’interrompt : « Excusez-moi, mais vous êtes en train de parler comme si vous étiez encore président ». Sourires dan la salle. Le Premier ministre Pascal Affi Nguessan et le « ministre des Affaires étrangères » du MPCI (Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire) Louis Dacoury-Tabley se fuient du regard. Quelques années plus tôt, ils militaient ensemble au FPI (Front populaire ivoirien), mais aujourd’hui, c’est la guerre. À la sortie de cette première séance, le premier s’approche du second : « C’est trop dur, ce que tu as dit sur nous. On se connaît quand-même ! – Non, ce n’est pas trop dur. C’est vrai que je vous connais bien, vous, les gens du FPI, mais depuis que vous êtes au pouvoir, je ne vous reconnais plus ! » Petits sourires. La glace est rompue.
Entre Henri Konan Bédié et le président du RDR (Rassemblement des républicains) Alassane Ouattara, la tension est perceptible. En séance, dès que l’un parle, l’autre est aux
aguets, prêt à l’interrompre s’il se sent visé. Les premiers jours, leurs deux délégations se regardent en chiens de faïence. Qui est ivoirien ? Qui ne l’est pas ? Un délégué du PDCI conteste maladroitement la nationalité ivoirienne de l’un des fondateurs du RDR, Djenny Kobina, aujourd’hui décédé. Un délégué du RDR sort de ses gonds. Les insultes fusent. Pierre Mazeaud, président de séance, est dépassé.
Mais prudence ! Dégel ne veut pas dire réconciliation. Chacun reste à l’affût, prêt à exploiter le moindre faux pas de l’adversaire. Samedi 18 janvier, tous les délégués reçoivent de la part du Premier ministre une enveloppe de 2 000 ou 3 000 euros. Tous les délégués, sauf ceux du RDR et les deux chefs de la délégation du MPCI, Guillaume Soro et Louis Dacoury-Tabley. Dimanche, jour de repos. Lundi, esclandre. En début de séance, le RDR et le MPCI dénoncent une tentative de corruption. « C’est totalement faux », réplique le FPI. « Ces enveloppes ont été distribuées à la demande de nombreux participants qui avaient des faux frais à régler ». Solennellement, les délégués rebelles qui avaient été « cadeautés » se lèvent et vont poser leurs enveloppes sur le bureau de Pierre Mazeaud. Pas les autres… Tentative de corruption ?
Mardi 21 janvier, coup de théâtre. Le président de l’Assemblée nationale Mamadou Coulibaly claque la porte. Il ne supporte plus l’attitude – trop conciliante à ses yeux – de la médiation française à l’égard des rebelles. Un soir, sans même l’annoncer en séance, il quitte Marcoussis. Pierre Mazeaud est-il prorebelles ou pro-Ouattara ? Ce serait trop simple ! Ce
juriste chevronné de 74 ans est trop habile pour se laisser enfermer dans un camp. Sa conduite des débats est méthodique. À chaque début de séance, il ouvre la discussion sur un sujet
qui fâche. Et le lendemain, il soumet à l’approbation des délégués un texte de synthèse sur ce sujet. L’ivoirité, la nationalité, l’éligibilité, la terre… Au début de ce huis clos, les thèmes abordés épousent les revendications du MPCI et du RDR. La médiation française fait même pression sur le FPI pour qu’il accepte la modification de l’article 35 sur les conditions d’éligibilité. Mais à la fin, quand les rebelles réclament des élections anticipées, Pierre Mazeaud ne les suit pas. Ils n’auront qu’un gouvernement de réconciliation. Laurent Gbagbo sauve son fauteuil présidentiel.
Mazeaud a le caractère bien trempé. Quand un délégué conteste un point sur lequel on vient de trouver un compromis, il n’hésite pas à le rabrouer, même s’il s’agit d’Alassane Ouattara. Quand la conseillère Afrique du Quai d’Orsay Nathalie Delapalme vient lui souffler un mot à l’oreille, il ne cache pas toujours son agacement. Mais quand il sent que tout est bloqué et que sa logique d’Occidental n’a plus de prise sur les débats, il s’efface. Il passe alors la parole à Kéba Mbaye, le brillant juriste sénégalais. Et la « raison nègre » du disciple de Senghor finit par emporter la conviction de tout le monde.
Plus la fin approche, plus les apartés se multiplient. Les médiateurs s’affairent : Miguel Trovoada de l’Union africaine, Cheick Tidiane Gadio de la CEDEAO, Mario Giro de Sant’Egidio, et l’incontournable Nathalie Delapalme. « C’est une vraie
libellule », dit un participant. Toujours souriante et imperturbable, elle n’abandonne jamais une idée. Et quand elle n’a plus de réponse, elle revient le lendemain avec un nouvel argument. Les coups de téléphone avec
l’extérieur sont de plus en plus longs. Affi Nguessan est en ligne avec Gbagbo tous les jours, à chaque fin de séance. Même à minuit. Un soir, il lui faxe le document de travail sur le processus d’identification des Ivoiriens.
Jeudi 23 janvier à 20 heures, Pierre Mazeaud ouvre la dernière séance : « Mesdames et Messieurs, il faut finir cette nuit. J’ai rendez-vous avec Jacques Chirac demain matin à 9 heures. » La médiation française accélère le rythme. Trop. Elle vient de rédiger en toute hâte un document de synthèse de treize pages. Il reste quelques coquilles. Les délégations ont quelques heures pour relire et signer ce document final. Jusqu’au bout, c’est le suspense. Personne ne sait s’il y aura signature. Deux heures du matin, déclic. La séance reprend. Tout le monde signe. Immense soulagement, hymne national, embrassades, champagne. « Beaucoup avaient les larmes aux yeux, et pas seulement Henriette Diabaté, numéro deux du RDR. Les hommes aussi », se souvient un témoin. « Nous étions épuisés mais euphoriques. Nous étions en confiance, et nous pensions réellement que les engagements seraient tenus ». « Pendant quelques minutes, nous avons vraiment cru que nous étions la Côte d’Ivoire à nous tout seuls », se rappelle un autre délégué. « Quand j’étais enfant, j’avais appris un proverbe bété qui disait que, quelquefois, il n’y a plus personne au-dessus de toi. Cette nuit-là, il n’y avait plus personne au-dessus de nous ».

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires