Pourquoi rien n’est réglé

Dans l’un et l’autre pays, les dirigeants jouent sur la menace d’une reprise de la guerre pour maintenir leur pouvoir despotique.

Publié le 16 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

La spirale infernale qui a aspiré l’Éthiopie et l’Érythrée dans une « guerre totale » en 1998 va-t-elle renaître ? À nouveau, l’entrechoquement des patriotismes, le déchaînement des conflits passionnels entre voisins du Tigré et de l’Érythrée, les rancoeurs accumulées entre alliés d’hier font que tout incident, fortuit ou provoqué par les va-t-en-guerre de l’un ou l’autre pays en l’un des points contestés de leur frontière, pourrait déboucher sur une nouvelle guerre.
Le 6 mai 1998, tout part d’un accrochage aussi obscur que mineur, près du bourg de Badme, une zone peuplée d’environ 5 000 habitants, revendiquée par l’Érythrée mais administrée par l’Éthiopie. Six jours plus tard, Asmara envoie une colonne mécanisée l’occuper. Addis-Abeba crie à l’« invasion ». La diplomatie discrète entre les deux pays, fructueuse jusque-là, échoue, comme toutes les médiations, y compris celles des Américains, dont le Premier ministre Mélès Zenawi (Éthiopie) et le président Issayas Afewerki (Érythrée) sont pourtant des enfants chéris. La guerre fera plus de 100 000 morts, coûtera à l’Éthiopie au moins l’équivalent de la moitié de son PIB annuel, encore plus à l’Érythrée, deux des pays les plus pauvres de la planète.
Logiquement – 60 millions d’habitants en Éthiopie contre 3,5 millions en Érythrée -, la grande contre-offensive éthiopienne, en mai 2000, est une marche triomphale. L’Érythrée doit sauver la face. L’Éthiopie fait l’hypothèse que son tracé de la frontière sera internationalement entériné, d’autant que l’Érythrée est généralement tenue pour coupable d’avoir voulu le modifier de force. L’« Accord d’Alger », cosigné le 12 décembre 2000, notamment par les États-Unis, l’Union européenne, l’ONU et l’OUA, marque la cessation définitive des hostilités. Les armées belligérantes se retirent d’une Zone de sécurité temporaire de 25 km de large, dont on suppose alors qu’elle englobe les territoires contestés. Elle n’inclut pas Badme.
Une Commission internationale neutre doit fixer le tracé de la frontière en fonction « des traités coloniaux pertinents et des dispositions du droit international applicables en la matière ». Pour la Commission, les premiers l’emporteraient sur les secondes, qui incluent la situation de facto sur le terrain. Pour l’Éthiopie, c’est l’inverse. Puisqu’elle administre Badme depuis sa création, voilà un siècle, elle qualifie d’« illégales et injustes », donc de « nulles et non avenues », les décisions de l’arbitrage final du 21 mars 2003 qui attribue à l’Érythrée le bourg de Badme, entre autres. La Commission étant devenue « partie du problème », Zenawi demande au Conseil de sécurité, le 19 septembre, la création d’un « mécanisme alternatif pour démarquer les parties contestées de la frontière ». Le Conseil refuse sèchement.
Si Addis-Abeba rejette des pans entiers de l’arbitrage définitif et exige un nouvel arbitre, c’est qu’il est hautement probable qu’aucun régime éthiopien ne survivrait s’il s’y pliait. Pour l’opinion éthiopienne « politisée », rendre le bourg symbole de Badme, plus que tout autre territoire « récupéré », serait donner une prime à l’agression, faire fi de dizaines de milliers de morts, gommer une éclatante victoire, se soumettre à un déni de justice et, pire que tout, commettre une forfaiture nationale. Or la « question des nationalités » est le tendon d’Achille de Zenawi comme de ses prédécesseurs, à plus forte raison depuis qu’il est pris sous le feu croisé de deux adversaires alliés de circonstance : les nationalismes éthiopien et « grand-tigréen ».
Le premier a toujours considéré le régime actuel comme un usurpateur. De fait, quand moins de 7 % de la population est tigréenne, le Front populaire de libération du Tigré (FPLT), dont Mélès Zenawi est plus que jamais le numéro un, verrouille le pouvoir réel dans une fédération éthiopienne de « nations, nationalités et peuples » censément égaux. Cette opposition accuse aussi le FPLT d’une longue sujétion au Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), fruit du complexe de supériorité que les Érythréens ont devant leurs voisins tigréens, et auquel leur fraternité d’armes contre leur ancien ennemi commun, le pouvoir jacobin d’Addis-Abeba, n’aurait pas mis fin.
Ainsi, pour ces opposants, Zenawi aurait toujours plié devant son mentor, Afewerki : en bradant les intérêts éthiopiens lors de l’accession de l’Érythrée à l’indépendance ; en stoppant l’offensive de mai 2000 au lieu d’aller prendre Assab pour retrouver un accès à la mer, voire de faire tomber le régime d’Asmara ; en signant l’Accord d’Alger, dont les futurs arbitrages étaient incertains. Or c’est cette opposition, dont la frange la plus chauvine, nostalgique de l’empire, va jusqu’à rejeter l’indépendance de l’Érythrée, que le Premier ministre doit chercher à rallier pour compenser l’érosion de son assise tigréenne.
Certes, Zenawi a purgé en mars 2001 le Front de son aile la plus radicale sur le plan idéologique et la plus extrême dans son chauvinisme tigréen. Elle lui reprochait d’avoir gâché l’occasion en or qu’offrait la guerre pour définitivement abolir ce qu’elle percevait, à l’unisson de la quasi-totalité des Tigréens, comme une tutelle érythréenne, et établir – ou plutôt rétablir – leur hégémonie régionale à partir d’un « Grand Tigré ». Lorsque l’administratrice de la zone de Badme, célèbre vétéran de la lutte armée tigréenne, affirme que « même si le gouvernement accepte [l’arbitrage], moi-même et la société ne l’accepterons pas », lorsque l’administrateur du bourg prédit que « les gens se battront contre cette décision », ce ne sont pas des rodomontades. Le sachant, Zenawi campe obstinément sur son refus, s’acharne à éviter tout dérapage, bref, gagne du temps. Il promet : l’Éthiopie « ne tirera pas une seule balle » dans cette affaire. Il menace : « Le seul moyen de prendre possession de Badme… est d’en faire partir l’armée et l’administration éthiopiennes », reportant alors sur l’Érythrée la responsabilité exclusive d’une nouvelle guerre. Il rabâche : remettre les arbitrages contestés sur la table des négociations est l’unique moyen de débloquer la situation. Forte de son bon droit, l’Érythrée s’y oppose catégoriquement. L’Accord stipule que « les décisions de la Commission… seront définitives et contraignantes ». Asmara exige leur application complète avant toute éventuelle renégociation. Il somme l’ONU comme l’OUA de sanctionner l’Éthiopie pour faire « respecter » le « droit international ». En vain, mais pas forcément à regret.
Pourquoi l’Érythrée a-t-elle subi un tel désastre militaire, diplomatique, économique, psychologique ? Sommé en mai 2001 de rendre des comptes, Issayas Afewerki contre-attaque en accentuant la personnalisation de son pouvoir et la militarisation de la société. Or, que la menace de guerre s’éloigne, qu’ainsi la ferveur nationaliste des Érythréens s’apaise, et le régime perdrait la première justification de son despotisme. La poursuite de l’état de « ni guerre ni paix » le sert. Elle est aussi un pis-aller pour les parrains de l’Accord d’Alger, parce qu’ils n’ont ni l’intention ni les moyens d’imposer à l’Éthiopie un arbitrage qu’ils jugent inapplicable, politiquement et stratégiquement, sauf à mettre le feu aux poudres et plonger toute la région dans le chaos. Leurs injonctions et leurs menaces ne sont que des « paroles parlées », comme disent les Africains.
Les médiations ont donc repris. Kofi Annan a désigné un nouvel envoyé spécial, Lloyd Axworthy, ancien ministre canadien des Affaires étrangères. Asmara a aussitôt récusé sa mission. Surtout, le sous-secrétaire d’État américain aux affaires africaines, Donald Y. Yamamoto, vient d’effectuer sa deuxième navette entre Addis-Abeba et Asmara. Or les deux capitales furent parmi les seules en Afrique à rejoindre publiquement la coalition anti-Saddam. Elles font assaut d’offres de services dans la « croisade antiterroriste » américaine. Mais l’Éthiopie est déjà profondément engagée dans la lutte contre l’irrédentisme somalien et sa composante islamiste. Surtout, que le chaos s’empare d’un pays dix fois plus étendu et quinze fois plus peuplé que l’Érythrée, et toute la Corne pourrait devenir une nouvelle Somalie, juste en face de la péninsule Arabique.
La Realpolitik prime le droit : à l’heure des médiations, les cartes d’Addis-Abeba paraissent meilleures que celles d’Asmara. Mais tout le monde devra les jouer vite, avant que s’allume une nouvelle étincelle qui embraserait toute la région.

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