Mortelle ascension

Un groupe d’officiers élèves de Saint-Cyr surpris par une tempête de neige dans les Alpes. Deux Subsahariens y laissent la vie. Enquête.

Publié le 19 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

La journée était ensoleillée, la météo clémente, et l’ambiance plutôt gaie, ce lundi 12 janvier, lorsque, aux alentours de midi, une bonne centaine de jeunes « officiers élèves » – c’est l’expression consacrée – français et étrangers du premier bataillon de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr quittent le Centre d’instruction et d’entraînement au combat en montagne (CIECM) de Barcelonnette, dans le sud-est de la France, où ils sont en stage depuis le 6 janvier. Encadrés par des chasseurs alpins et des moniteurs « expérimentés », ils entament, ce jour-là, une phase délicate de leur formation, l’épreuve dite « d’aguerrissement » (destinée à préparer au combat), qui est censée durer normalement quarante-huit heures.
La marche vers les sommets est éprouvante. Objectif du groupe : arriver avant la tombée de la nuit au lac des Sagnes, situé à quelque 2 000 mètres d’altitude, pour un bivouac. C’était compter sans les caprices de la météo. « Ils ont été surpris par une tempête de neige avec de fortes rafales de vent », raconte au téléphone le commandant Michel Sabatier, officier de presse au Sirpa, le service d’information de l’armée française. Après la neige et le vent, la pluie. Puis, de nouveau, la neige, drue.

Devant le déchaînement des éléments et la mauvaise visibilité, le chef du groupe, un capitaine, décide alors d’emmener les élèves vers les cabanes (chauffées) de Restefond, situées non loin, qui pourraient toujours servir d’abris pour la nuit. Encore faudrait-il pouvoir franchir le col de la Bonette ! Par ce temps de chien, la tentative est périlleuse, pour ne pas dire impossible, à cause des risques d’avalanches. Après une première tentative infructueuse, les randonneurs rebroussent chemin et décident de bivouaquer sur place.
À la guerre comme à la guerre, dit-on. Ils creusent des trous de survie et construisent des igloos pour se protéger du froid. « C’est une technique éprouvée qui permet de gagner quelques degrés, d’autant plus que les officiers élèves disposent normalement de chaufferettes individuelles », précise-t-on à Saint-Cyr, une véritable institution militaire qui a formé depuis plus de deux siècles les plus grands officiers de l’armée de terre de France et, entre autres, de ses anciennes colonies.
À 21 h 30, tout le monde est, si l’on peut dire, « au chaud ». Pourtant, au cours d’une ronde effectuée aux alentours de 2 h 30 du matin, des militaires découvrent avec effarement, dans l’un des igloos, un de leurs camarades togolais, le sous-lieutenant Abdallah Kondi Nandja, 23 ans, frigorifié et inconscient. Quelques minutes plus tard, ils tombent sur le sous-lieutenant nigérien Karimoune Laouali, lequel devait fêter ses 29 ans le 16 février, cadavérique. Ils essaient de réanimer les deux malheureux. Peine perdue. Plusieurs autres membres de l’expédition sont, eux aussi, très mal en point. L’alerte est aussitôt donnée par radio au CIECM de Barcelonnette. Mais, sans doute à cause de l’heure tardive et du blizzard, les équipes de secours tardent à se mettre en route. Partis en chenillettes et revêtus de peaux de phoques, pompiers, gendarmes et médecins, soit quarante-cinq hommes au total, sont obligés de poursuivre leur route à skis, la neige étant trop abondante. Les hélicoptères de secours sont, quant à eux, cloués au sol à cause de la mauvaise visibilité. Finalement, les sauveteurs ne rejoindront les randonneurs qu’aux alentours de 7 h 30 du matin.

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Sur place, ils constatent le décès par hypothermie des sous-lieutenants Nandja et Laouali. Sept autres officiers élèves, trois Africains (un Camerounais, un Burkinabè et un autre Nigérien) ainsi que quatre Français, parmi lesquels deux femmes, présentent des signes de fatigue extrême et, pour certains, ne « sentent plus leurs membres », engourdis par le froid et l’humidité. « Ils commençaient, eux-aussi, à être en hypothermie, explique le commandant Sabatier, du Sirpa. On a même eu peur pour deux d’entre eux, mais ils sont désormais tous tirés d’affaire. »
Les sous-lieutenants Nandja et Laouali ont tous les deux intégré l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, à Coëtquidan, dans l’ouest de la France, en 2001. « Brillant élève et remarquable sportif », à en croire ses professeurs, le premier nommé n’est autre que le fils du général Zakari Nandja, chef d’état-major des armées togolaises, sorti lui-même de l’École d’aviation militaire de Salon-de-Provence et de l’École de chasse de Tours, en France, ancien patron de la base militaire de Niamtougou, dans le nord du Togo, où le jeune Abdallah Kondi a fait l’essentiel de ses études primaires et secondaires. En 1998, ce dernier passe son bac scientifique, avant d’entrer, en octobre de la même année, à l’École préparatoire de Saint-Cyr-l’École. En 2001, il réalise un rêve de gosse et accède enfin au saint des saints, à Coëtquidan, qu’il devait d’ailleurs quitter en juillet prochain, une fois son diplôme en poche, pour un poste prometteur au sein de la gendarmerie togolaise.

Comme son père, Abdallah Kondi Nandja vouait une véritable passion au pilotage. Il a d’ailleurs pris des cours à l’aéroclub de Lomé avec un instructeur de choix en la personne de Michel Restoux, le pilote personnel du président Gnassingbé Eyadéma, qui confie qu’au bout de sept heures d’instruction le jeune homme savait voler tout seul. « J’ai pleuré à l’annonce du drame, soupire, pour sa part, le colonel Ayéva, adjoint du chef d’état-major des armées togolaises. Je le considérais comme mon fils. Je suis effondré. »
Né dans une famille modeste de Maradi, à environ 650 km à l’est de Niamey, le sous-lieutenant Karimoune Laouali était, semble-t-il, l’un des meilleurs officiers élèves de sa promotion. « Il avait d’excellents résultats et était très apprécié de ses professeurs », confie le commandant Sabatier. L’ancien étudiant en droit de l’université de Niamey avait intégré Saint-Cyr en 2001 après avoir passé, avec succès, un « concours militaire de connaissance générale » à l’ambassade de France au Niger. Il devait, lui aussi, retourner dans son pays en juillet prochain, au terme de trois années de formation.
Chaque promotion de Saint-Cyr compte en moyenne 200 étudiants, dont environ 15 % sont des étrangers. À titre d’exemple, le 1er bataillon, celui auquel appartenaient les sous-lieutenants Nandja et Laouali, avait, cette année, 223 officiers élèves, dont 20 étrangers (19 Africains et 1… Sud-Coréen.). La plupart des étrangers passent le concours dans les chancelleries françaises de leur pays d’origine. Comme pour leurs camarades français, la scolarité dure trois ans, et chacune de ces années est ponctuée d’un stage (d’au moins deux semaines) dit « d’aguerrissement ». À la fin de la première année, ils s’entraînent à des opérations de commando dans un centre spécialisé du sud de la France. En milieu de deuxième année, le stage de trois semaines a lieu dans la forêt guyanaise. En fin de cycle, l’aguerrissement se déroule en montagne. Dans des conditions parfois extrêmes, qui ont conduit cette fois – une première dans l’histoire bicentenaire de Saint-Cyr – au drame.

Cela dit, était-il normal de soumettre des officiers élèves, tous dans la vingtaine, à des exercices aussi éprouvants ? « Dans l’armée, la formation est la même pour tous, il n’y a pas de régime particulier, souligne le commandant Sabatier. Il s’agit d’un cursus global censé préparer les élèves, tous les élèves, à assumer leurs responsabilités futures. Certains d’entre eux sont appelés à travailler dans des opérations de maintien de la paix de l’ONU, donc sous toutes les latitudes », ajoute-t-il. « Ce qui est arrivé dans la montagne aurait pu tout aussi bien survenir lors d’un saut en parachute, au cours d’une séance de tirs ou même d’une manoeuvre militaire en plein désert saharien », renchérit le colonel Oumarou Mallam-Daouda, attaché militaire de l’ambassade du Niger en France.
Les Africains sont-ils, comme certains l’affirment, plus exposés que d’autres au froid ? « Cette sensibilité des Africains est bien connue au niveau des pathologies locales, comme les gelures. Mais on dispose pour le moment de très peu d’études pour ce qui concerne les pathologies générales comme l’hypothermie », fait remarquer un médecin, vieil habitué du continent.
Il n’empêche. Une enquête judiciaire a été ouverte par les autorités françaises pour déterminer les responsabilités. En attendant d’en connaître les premiers résultats, les dépouilles des sous-lieutenants Nandja et Laouali devaient être rapatriées au Togo et au Niger le 18 janvier, à bord d’un avion français décollant de l’aéroport militaire de Villacoublay, en région parisienne. La veille, un hommage devait leur être rendu aux Invalides, à Paris, en présence de la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie, du chef d’état-major de l’armée de terre, le général Thorette, et du général commandant les unités de Coëtquidan.

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