La guerre de l’ombre

Depuis un peu plus d’un mois, les Américains ont abandonné les opérations lourdes au profit de l’action secrète et des raids ciblés menés par des commandos d’élite.

Publié le 16 janvier 2004 Lecture : 8 minutes.

Depuis la guerre du Vietnam, quand les généraux s’efforçaient de convaincre leurs visiteurs à grands coups de killing ratios complaisamment affichés sur les murs de leurs bureaux, l’armée américaine a un faible pour les statistiques. À en croire le Pentagone, le nombre d’« actes hostiles » perpétrés contre ses forces en Irak est passé de trente par jour en novembre 2003 à dix-sept en janvier 2004. La capture de Saddam Hussein, le 13 décembre dernier, aurait ainsi eu un effet direct sur le moral et les capacités opérationnelles de la résistance. Comme Westmoreland ou Rostow il y a trente-cinq ans, le général Ricardo Sanchez peut donc rassurer les reporters : la guérilla s’épuise et ses coups d’éclat ne sont que les derniers feux du désespoir… Vrai ou faux ? Si l’on maintient la comparaison avec le conflit vietnamien, Sanchez a évidemment raison. En 1969, année la plus sanglante pour elle, l’armée américaine perdit vingt mille hommes au Vietnam. Du 20 mars 2003 à la mi-janvier 2004, les GI’s et leurs alliés n’ont enregistré « que » six cents morts en Irak, aux trois quarts américains et aux deux tiers à la suite d’« actions hostiles », le reste par accidents. Même si ce chiffre est tout de même équivalent à celui de la totalité des pertes subies par l’US Army au Vietnam entre 1961 et 1964, période où le conflit y était réputé de basse intensité, il n’en est pas moins faible, inférieur à celui des homicides commis à New York ou à Los Angeles pendant le même laps de temps. Enfin, tous les observateurs s’accordent à reconnaître qu’après des semaines de tâtonnement et un mois de novembre terrible, l’armée américaine a marqué des points décisifs contre une résistance de plus en plus fractionnée et résiduelle.
Reste que sur ce terrain à fort enjeu électoral, rien n’est encore joué. Le noyau dur de la guérilla se renouvelle continuellement en puisant au sein des millions de chômeurs (70 % de la population active) que compte l’Irak et des milliers d’ex-militaires désoeuvrés qui hantent les villes du pays sunnite. Les esprits chagrins ont déjà remarqué que la chute spectaculaire du nombre d’« actes hostiles » correspondait à la diminution, non moins impressionnante, de celui des patrouilles quotidiennes effectuées par l’armée d’occupation : 1 500 en novembre, 500 en janvier. Quand on ne « sort » pas des camps, on s’expose moins, c’est évident. Il y a aussi le chiffre des blessés américains, sur lequel le Pentagone s’efforce de maintenir le black-out, mais que l’on évalue depuis la fin de la première phase de la guerre, le 1er mai 2003, à environ 2 500 (entre 200 et 270 par mois). Il y a aussi le nombre d’hélicoptères abattus. Chaque chopper descendu en vol est un choc pour l’Américain moyen, traumatisé par les images du Vietnam et de la Somalie – et un régal pour les caméras. Les fedayine irakiens ne l’ignorent pas : ils en ont abattu sept depuis le début de novembre, de toutes tailles, du Chinook de transport à l’Apache médicalisé en passant par le Black Hawk et le Kiowa de combat, faisant cinquante morts et autant de trophées. Il y a enfin le fameux seuil psychologique de l’opinion américaine, ce taux d’acceptation des victimes au-delà duquel elle se retourne contre les fauteurs de guerre. Il est évidemment beaucoup plus bas qu’à l’époque du Vietnam, même si nul ne sait où il se situe.
Pour l’instant, le moral de l’arrière, si déterminant pour la réélection de George W. Bush et pour la motivation des quelque 130 000 militaires américains engoncés dans l’hiver irakien, tient bon. Significatif à cet égard est le peu d’intérêt accordé par la plupart des médias aux victimes « indigènes » de la guerre. On croit savoir qu’environ 3 500 civils irakiens ont péri entre le 20 mars et le 1er mai 2003, date de la fin des « hostilités majeures », selon Washington. Depuis, aucune comptabilité sérieuse – en tout cas publique – n’a été tenue, certaines organisations humanitaires avançant un ratio minimal de 10 à 15 victimes irakiennes (résistants inclus) pour 1 mort au combat de la coalition, soit plus de 4 000 morts au bas mot. Même indifférence en ce qui concerne les prisonniers et leur traitement. Human Rights Watch évalue à une dizaine de milliers le nombre de ces détenus privés de tous droits, souvent de simples suspects, ramassés au cours de rafles et regroupés dans quatre principaux camps : Oum Qasr, Mossoul, Abou Ghraib et l’aéroport de Bagdad (pour les VIP, dont vraisemblablement Saddam Hussein). Vivant sous des tentes, convenablement nourris et soignés, ces prisonniers, dont certains ont pu témoigner, subissent pourtant des séances d’interrogatoire extrêmement pénibles. Obligés de rester debout jusqu’à treize heures de suite, souvent jusqu’à l’évanouissement, ils sont ensuite questionnés à genoux, menottés, parfois frappés. Les privations de sommeil sont courantes, les ordres sont hurlés à un centimètre du visage, les coups et les gifles ne sont pas rares, tout comme les cigarettes écrasées sur le bras. Selon une enquête publiée récemment par le Wall Street Journal, les menaces sont systématiques : elles vont de « l’envoi en enfer » (c’est-à-dire au camp de haute sécurité de Guantánamo) au viol de la famille du détenu. Objectif : le faire craquer ou collaborer.
Le renseignement, l’action secrète, la chasse au « terroriste baasiste » : telle est désormais l’obsession de l’armée américaine en Irak, instamment priée par le maître du Pentagone Donald Rumsfeld d’être « pro-active » et de combattre la guérilla sur son propre terrain. Depuis un peu plus d’un mois, les opérations lourdes du type « Iron Hammer » mobilisant plusieurs milliers d’hommes, avec leur lot de raids nocturnes spectaculaires et de bombardements massifs, le plus souvent inefficaces, ont cédé la place aux raids de commandos ciblés réactifs et parfois préventifs. « Raser le quartier d’où est parti un tir de mortier hostile, alors que les terroristes ont évacué la zone dans les minutes qui ont suivi, ne sert à rien, confie un officier au magazine The New Yorker. Ce qu’il faut, c’est mettre la main sur ces types et les éliminer ou, mieux encore, les mettre hors d’état de nuire avant qu’ils n’agissent. » L’armée régulière a donc été priée de moins se montrer et de minimiser ses risques de pertes. Place aux Forces spéciales, la nouvelle marotte de Donald Rumsfeld. Le budget alloué à ces unités d’élite, en expansion constante depuis le 11 septembre 2001 et qui ont pour nom Task Force 121, Delta Force, Grey Fox, Commandos Seal ou, parfois, de simples numéros de code, atteint, pour 2004, la somme colossale de 6,5 milliards de dollars, soit une augmentation de 35 % par rapport à l’année dernière. Ces Forces spéciales, qui agissent de façon quasi autonome sur le terrain, au grand dam de la hiérarchie militaire classique – laquelle ne les apprécie guère -, sont dirigées depuis le Pentagone par le sous-secrétaire à la Défense chargé du renseignement, Stephen Cambone, et par son assistant, le très inquiétant général William Boykin.
Vétéran de la désastreuse opération somalienne (il était colonel à Mogadiscio en 1992-1993) et spécialiste de la traque des narcotrafiquants (on lui doit l’opération qui aboutit à la liquidation, en Colombie, du célèbre Pablo Escobar), Boykin est un fanatique tout droit sorti d’Apocalypse Now et de l’opération Phoenix. Prêcheur du dimanche dans une église intégriste, il n’hésite pas à asséner que « Bush n’a pas été élu, mais choisi par Dieu » et que si le monde musulman – qu’il compare parfois à Satan – déteste l’Amérique, c’est parce que l’Amérique « est une nation de croyants, dotée d’une armée de chrétiens ». Des propos qui ont ému la presse et les élus démocrates, mais qui n’ont en rien ébranlé Rumsfeld, lequel a conservé toute sa confiance en William Boykin. Il est vrai que cette tête brûlée, spécialiste de la chasse à l’homme, est, tout comme son ami le général Lyle Koenig, patron de la Task Force 121, un héros aux yeux des quelque 47 000 hommes des Forces spéciales américaines.
Pour adapter leurs tactiques au terrain irakien, les Forces spéciales ont bénéficié – et bénéficient toujours – des conseils de spécialistes israéliens, avec lesquels elles s’entraînent à Fort Bragg, au Texas. Pour « nettoyer » les cellules de la résistance baasiste, les Américains s’inspirent directement des méthodes des commandos Mitsaravim de Tsahal, qui opèrent clandestinement en Cisjordanie et à Gaza afin de repérer et d’assassiner préventivement les kamikazes potentiels. Des chasses à l’homme très peu regardantes sur les moyens utilisés et qui ont eu pour effet pervers d’éclater le Hamas et le Djihad islamique en une nébuleuse de microgroupes acéphales, agissant seuls en dehors de tout contrôle. Reste que ce type d’action, qui privilégie les éliminations ciblées, a l’avantage de « produire des résultats », c’est-à-dire des têtes et des trophées. Selon certaines sources, des spécialistes israéliens opéreraient d’ailleurs en Irak sous uniforme américain au sein de la Task Force 121. Autre leçon de Tsahal (et clé de toute action de contre-guérilla) : la priorité accordée au renseignement. La « cloche » technologique installée par la CIA et la DIA (Defense Intelligence Agency) au-dessus de l’Irak, qui permet aux Américains de capter et de décrypter les conversations téléphoniques et les échanges de courriels, est quasi inopérante, les résistants ayant recours à un moyen de communication aussi antique qu’efficace : les messagers humains capables d’apprendre et de réciter par coeur les ordres et les consignes. D’où l’idée d’utiliser d’anciens officiers des services de renseignements de Saddam Hussein afin de pénétrer les réseaux baasistes, considérés comme les plus dangereux et les mieux organisés.
Un programme supervisé par les Forces spéciales et dont la mise en oeuvre a été confiée à deux « collaborateurs » irakiens : le ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire, Nouri el-Badran – celui-là même qui, avant la guerre, servait d’intermédiaire entre la CIA et les généraux de Saddam -, et Farouk Hijazi. Ancien responsable des opérations extérieures des Moukhabarat irakiennes jusqu’au 9 avril 2003, Hijazi a été « retourné » par les Américains et collabore avec eux depuis sa cellule protégée de l’aéroport international de Bagdad. Son aide a été précieuse pour mettre en place un contre-réseau d’informateurs qui, apparemment, commence à porter ses fruits. Dans le cadre de l’« irakisation » de cette guerre de l’ombre, une milice paramilitaire forte d’un millier d’hommes, constituée d’éléments fournis par chacun des cinq principaux partis siégeant au Conseil national irakien et spécifiquement chargée de pratiquer le contre-terrorisme, est en voie de formation. Ce glissement progressif des modes d’opération du corps expéditionnaire américain vers le non-conventionnel (une évolution qu’ont connue toutes les forces coloniales) sera – est sans doute déjà – lourd de conséquences. Les précédents historiques démontrent que le recours à ce type de méthodes le plus souvent inacceptables sur le plan moral, s’il permet de gagner la guerre sur le terrain, est le plus sûr moyen de la perdre dans les esprits des peuples soumis à l’occupation. Cité par le quotidien britannique The Independent, un officier américain résume à sa manière la situation : « Il y a en Irak 75 % de gens contents de notre présence, 15 % d’indifférents et 10 % de fous furieux dont il faut se débarrasser. » Dix pour cent de 25 millions, cela fait 250 000 « fous furieux » à éliminer un par un : de quoi propulser le général Boykin au paradis des croisades…

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