Fort America

Publié le 16 janvier 2004 Lecture : 3 minutes.

Si les États-Unis n’ont plus assez de place pour loger leur stock d’or à Fort Knox, je sais très précisément où il faudra le mettre : au nouveau consulat américain d’Istanbul. C’est tout à fait Fort Knox, le charme en moins.
Ce consulat était naguère au coeur d’Istanbul, où il était facile aux Turcs de se rendre pour demander un visa ou consulter un ouvrage à la bibliothèque. Pour des raisons de sécurité, on l’a récemment déménagé à trois quarts d’heure de la ville, sur une falaise dominant le Bosphore, et entouré d’un grand mur. Le nouveau consulat fait penser à une prison de haute sécurité. Il ne manque qu’une douve avec des alligators et un panneau indiquant : « Attention ! vous approchez d’un consulat américain. Pas un geste, ou on vous tire dessus. Les visiteurs sont les bienvenus. »
Mais il ne faut pas se cacher la vérité : bon nombre de diplomates américains sont encore vivants aujourd’hui parce qu’ils ont déménagé dans cette forteresse. L’un des terroristes arrêtés à la suite de l’attentat du 20 novembre contre le consulat britannique d’Istanbul aurait avoué à la police turque que son groupe se proposait de faire sauter le nouveau consulat américain, mais que lorsqu’ils ont reconnu les lieux ils ont trouvé l’endroit si protégé qu’« on n’y laisse même pas voler les oiseaux ».

Voilà où on en est après vingt ans de terrorisme antiaméricain et après les attentats du 11 septembre. Ce sont les policiers qui commandent désormais, pas les diplomates. Comme me disait un diplomate américain en poste en Europe, « l’avantage, c’est qu’on est plus en sécurité. L’inconvénient, c’est qu’on a perdu le contact humain ».
Ce ne sont pas seulement des murs de briques qui isolent de plus en plus les Américains. À partir de 2004, pour obtenir un visa, il faudra aller au consulat ou à l’ambassade les plus proches et faire prendre ses empreintes digitales. Certains diplomates européens ont déjà averti leurs collègues américains qu’on ne les verrait pas de sitôt aux États-Unis s’il fallait qu’ils se soumettent à une telle exigence.
Les diplomates américains comprennent les besoins de la sécurité. Mais, font-ils remarquer, il est difficile d’inviter un écrivain turc ou un dissident chinois à un programme d’échanges et d’ajouter : « Mais il faudra d’abord que vous passiez à l’ambassade faire prendre vos empreintes digitales. »
Serhat Gouvenc, professeur associé à l’université Bilgi d’Istanbul, volait vers les États-Unis le 11 septembre 2001, mais il a été détourné vers le Canada. Il s’abstient depuis d’aller aux États-Unis à cause de tous ces problèmes de visa. « Toutes les mesures que les États-Unis ont prises, ces derniers temps, m’ont découragé, explique-t-il. En Turquie, si vous n’êtes pas un criminel, ou un criminel potentiel, on ne vous demande pas vos empreintes digitales. C’est humiliant. C’est gênant. »

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Un confrère turc, Cengiz Candar, m’a dit : « Je suis allé en Irak récemment, et ma mère, qui est très âgée, était très, très inquiète. Je lui ai dit : « Ne t’en fais pas. J’y suis déjà allé. Il n’y a aucun risque si tu prends les précautions qu’il faut. » Elle m’a répondu : « Évite les Américains. » »
Est-ce ce que désormais les mères vont conseiller à leurs enfants ? Je n’en sais rien. Beaucoup de gens feraient encore la queue pour avoir un visa américain même si on les faisait payer 1 000 dollars et si on leur demandait une radio de leurs dents. Mais d’autres, et en particulier les jeunes Européens, y regardent à deux fois. Autant aller en France ou en Allemagne. Les empreintes ajoutées au mal de plus en plus grand qu’ont les diplomates américains à nouer des contacts, si on continue, dans vingt ans, les États-Unis, en se réveillant, vont s’apercevoir qu’on est passé de l’Amérique des bras ouverts à l’Amérique coupée du monde. Les seuls Américains que les étrangers pourront rencontrer seront ceux qui porteront un uniforme et un gilet pare-balles.
Il faut trouver un meilleur système. Parce que là où les oiseaux ne volent pas, les idées ne volent pas non plus, ni les amitiés, et la compréhension mutuelle ne prend jamais son essor.

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