Caetano Veloso

Le compositeur brésilien, père du « tropicalismo », publie un livre de Mémoires assorti d’une anthologie de ses chansons. À écouter et réécouter.

Publié le 16 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

Au Brésil, les filles disent qu’il ne peut pas mourir. Comme Jorge Ben ou Gilberto Gil, Caetano Veloso est un mythe de la musique brésilienne. En trente-six ans de carrière et quelque quarante albums, il a su imposer sa voix veloutée, son corps androgyne et sa musique métisse… Curieux, sensuel et frondeur, Caetano Veloso a montré qu’il pouvait à la fois interpréter les classiques du répertoire brésilien et défricher les champs expérimentaux les plus pointus. Controversé, voire détesté à ses débuts pour son côté novateur, il a aussi été porté aux nues pour ses audaces… À l’image de sa musique, rien n’est simple chez lui. Pour aborder sereinement son oeuvre protéiforme, ses Mémoires, Pop tropicale et Révolution, sortent au bon moment. Caetano Veloso, profondément brésilien, profondément bahianais, analyse dans ce livre comment il est devenu lui-même. Le séduisant sexagénaire aux tempes argentées se défend pourtant d’avoir écrit une autobiographie. Il a surtout voulu « raconter et interpréter une grande aventure : la vague de créativité née au sein de la pop brésilienne au cours de la seconde moitié des années 1960 ». Une vague de créativité marquée par le tropicalismo dont il est, avec Gilberto Gil, l’un des moteurs. « J’essaie de comprendre comment j’ai traversé le tropicalismo, ou comment il m’a traversé », explique-t-il.
Caetano Veloso revient longuement sur la gestation du tropicalismo et ses sources d’inspiration. Le maître, c’est João Gilberto, inventeur génial, au début des années 1960, de la bossa-nova. Caetano évoque les cinéastes français Jean-Luc Godard et brésilien Glauber Rocha, figure de proue du Cinéma Novo apparu lui-aussi au début des années 1960, et le mouvement de la poésie concrète, qui, au milieu des années 1950, est incarné par les deux frères paulistas Augusto et Haroldo de Campos. Caetano-l’écrivain croque les portraits des membres du « groupe de Bahianais » qui sera à l’origine du tropicalismo. Il se souvient d’avoir repéré Gilberto Gil dans l’émission de télévision O Fino da Bossa un soir de 1962 ou 1963 : « Je vis sur TV Itapoan un jeune Noir chanter et jouer de la guitare comme le meilleur des musiciens de bossa-nova. Sa musicalité exubérante, son timbre parfait, son rythme et son aisance me fascinèrent. » Plus tard, alors qu’ils sont devenus amis, Caetano affirme : « Gil a mis le mystère céleste de la beauté de la bossa-nova à la portée de mes dix doigts. […] Il a su extraire de moi beaucoup plus de musique que n’en contenaient mes rêves les plus fous… » Gal Costa, qu’il rencontre sur les bancs de la faculté de philosophie à Rio de Janeiro, « suscitait l’admiration, tant pour sa réserve que pour les aigus parfaits et la beauté de sa voix ». Cette brune piquante, qui continue à ensorceler les foules, deviendra la représentante du tropicalismo lorsque Caetano et Gil seront forcés à l’exil. Quant à sa soeur Maria Bethânia, qu’il admire depuis l’enfance, elle deviendra l’un des symboles de l’aventure tropicalista. Au milieu des années 1960, elle est déjà un personnage culte de la scène carioca, ses succès annonçant la diva qu’elle est devenue aujourd’hui.
Le coup d’État militaire de 1964 (qui, terrible farce, a lieu un 1er avril…) va accélérer la naissance du tropicalismo. Après que « les tanks ont fait leur apparition dans les rues » et que la répression s’est durcie, Panis et circencis, le disque-manifeste du mouvement, sort en 1968. Caetano et son compère bahianais Gilberto Gil n’auront pas le temps de savourer son succès. Le 13 décembre 1968, un putsch au sein du gouvernement militaire instaure un État policier. Le 27 décembre, les deux musiciens sont arrêtés et mis au secret pendant deux mois. Puis, après quatre mois de résidence surveillée à Salvador, ils sont invités à quitter le pays et s’installent à Londres. Lorsqu’ils retrouvent le Brésil en 1972, celui-ci vit déjà la période post-tropicalista.
Caetano Veloso partage avec les lecteurs ses doutes et ses errances. Il explique comment la musique s’est imposée dans sa vie alors qu’il rêvait de devenir peintre ou réalisateur. Né en 1942 dans la petite ville de Santo Amaro da Purificacão, près de Salvador, il est le cinquième enfant d’une fratrie qui en compte sept. Il se décrit comme un jeune garçon à la fois « timide et extravagant » ayant eu des intuitions philosophiques très tôt. Son enfance est « paisible au sein d’une famille aimante et nombreuse, dans une petite ville douillette ». Il apprend la guitare en même temps que sa soeur cadette, Maria Bethânia, et crée sa première composition musicale à 9 ans. À 17 ans, alors que la famille a déménagé à Salvador, c’est la révélation : il entend João Gilberto pour la première fois. Naît alors sa fascination pour la bossa-nova, fusion entre les racines profondes de la samba et les tendances les plus innovatrices du jazz cool américain, qui le guide encore aujourd’hui.
Lorsqu’il quitte Salvador pour Rio, il n’est pas convaincu par son talent musical, qu’il estime « limité ». « À ma grande surprise, la pratique m’a permis de faire des progrès. Mais jamais je ne suis devenu un Gilberto Gil, un Edu Lobo, un Milton Nascimento ni un Djavan. […] Parfois, j’entrais en crise, je ne me sentais pas le droit de faire de la musique. » En 1965, il déclare même à Gil qu’il abandonne la musique. « Dans ce cas, moi aussi », lui répond son ami… Affaire classée. Mais encore aujourd’hui, Caetano n’aime pas s’entendre. Il affirme que c’est « une corvée ». « Même si je continue à jouer de la guitare pendant les concerts que je donne au Brésil ou ailleurs, je n’aime toujours pas écouter mes disques, surtout ceux sur lesquels je joue. »
Pourtant, quel bonheur de (re)découvrir son oeuvre hétérogène et intense sur le double CD anthologique qui accompagne le livre. La chronologie y est habilement bousculée. « Meu coração vagabundo », sur son premier disque, est une suave bossa-nova interprétée avec Gal Costa. Sur les autres titres, on s’amuse à reconnaître les multiples influences : du fado (« Os Argonautes ») aux ryhtmes afro-caribéens (« Two Naira Fifty Kobo ») en passant par le baroque d’une chorale a capella (« Muito romantico »), puis un zeste de Velvet Underground (Maria Bethânia), un soupçon de rap (Haïti), la reprise en français de la chanson d’Henri Salvador « Dans mon île ». Enfin, le travail sur des canevas brésiliens : un frevo, morceau typique de Recife, ville du Nordeste (« Chuva, suor e cerveja »), une samba (« Nao enche ») ou une chanson inspirée des blocs carnavalesques de Salvador dédiés à la fierté noire (« Um canto de afoxé »), jusqu’à la rythmique du samba-reggae (« Minha voz, minha vida »). On passe de l’insolence à la douceur. « De Enquanto o lobo não vem », dans laquelle a été glissée une mesure de L’Internationale reconnaissable par une oreille distraite mais que les censeurs de l’époque n’ont même pas relevée, au « Coucouroucou Paloma » qu’il chantonne en espagnol dans le film de Pedro Almodóvar Parle avec elle. On tombe sur des reprises insensées : « Let it Bleed » de Mick Jagger et Keith Richard ou « Billie Jean » de Michael Jackson, au tempo lent et qui commence comme une comptine traditionnelle bahianaise.
On a beaucoup lu et entendu que Caetano Veloso était le Bob Dylan ou le John Lennon brésilien. Son talent, pourtant, ne souffre aucune comparaison. Une phrase, qu’il a lui-même écrite, le décrit au mieux : « Je suis brésilien, et je suis devenu, plus ou moins involontairement, chanteur et compositeur de chansons. » Tout simplement.

Rock tropical et révolution, de Caetano Veloso, traduction Yves Coleman et Violante Do Canto, Le Serpent à plumes, 450 pp., 24 euros.

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