« Bénarès », le film

Publié le 16 janvier 2004 Lecture : 3 minutes.

Il y a des néons, un canapé hors d’âge, une enfilade de salles minuscules et un long balcon vert. Dans un garde-manger couvert de poussière, trois assiettes de « mine », ces nouilles sautées dont raffolent les Mauriciens, attendent un improbable acheteur. Nous sommes au coeur du Chinatown de Port-Louis. À une poignée de maisons du grand marché de la capitale mauricienne, devant la mosquée Jummah, Barlen Pyamootoo tourne dans l’un des plus vieux clubs de mah-jong de la ville. Indifférentes à l’agitation ambiante, dans la touffeur de l’après-midi, deux tablées entament avec une placidité tout orientale leur partie. Non loin de là, un autre groupe regarde les éliminatoires de la Coupe du monde de rugby. La seule loi qui règne ici est celle du jeu, qu’aucun tournage ne saurait interrompre. Dans la pièce voisine, Mayi, le personnage principal de Bénarès, est censé acheter un paquet de cigarettes, pour lui et les deux filles qu’il vient de lever. Dans une grosse boîte en plastique, une demi-douzaine de cafards attendent leur heure, celle où un assistant les lâchera sur une table de jeu, sous le regard possiblement médusé de l’acteur. Mais les deux premières prises ne donnent pas satisfaction, l’intonation du « tenancier » n’est pas la bonne, les cafards, fatigués, refusent de bouger puis s’égaillent en tous sens, Pyamootoo s’énerve : « Pourquoi ne les prenez vous pas à la main ? » Tout se calme soudain, en quelques dizaines de minutes la séquence est mise en boîte.
C’est l’une des rares scènes d’intérieur d’un film qui, pour l’essentiel, se déroule en rase campagne, sur ces petites routes défoncées qui se perdent dans l’immensité verdoyante des champs de canne à sucre. Bénarès, le roman, suit le périple de trois Mauriciens, Nad, Mayi, et leur « chauffeur », le vieux Jimi, qui partent en pleine nuit chercher deux putes à Port-Louis pour les ramener chez eux, à l’autre bout de l’île, à Bénarès. Nuit étrange que celle où cinq destins vont se croiser et se nouer, peut-être, dans un pick-up défoncé, basculant peu à peu dans une autre dimension que celle du marchandage initial. La beauté du livre et l’enjeu du film tiennent dans ce double mouvement où, le temps d’une odyssée de poche, le plus trivial d’un rapport purement marchand côtoie soudainement le coeur de l’humain, accédant à ces territoires mystérieux où se rencontrent, se croisent et se quittent, à jamais transformées, ces figures surgies de l’ombre. Au centre de ces liens fragiles et improbables, une ville réelle et une ville rêvée, réunies par le hasard de leur nom : Bénarès. Nad, le narrateur, a-t-il vraiment connu Bénarès l’indienne ? A-t-il vu, à l’aube, le Gange et ses bûchers, et cette fumée dont ici, à Maurice, on retrouve parfois les douceâtres effluves au hasard d’un champ de cannes incendié ?
Sur cette question comme sur tant d’autres, le roman laisse planer un voile d’incertitude. Pyamootoo sait que les réponses n’ont pas d’intérêt, seules comptent les questions, les pauses, ce qui court entre deux silences, un geste, une cigarette partagée. De son livre, il dit peu de choses, que Bénarès est une histoire de solitude, une histoire « sur l’amour et la mort ». « J’aime les choses non monolithiques. Une fois, dans une librairie de Strasbourg, une dame m’a félicité pour Bénarès, « une histoire si légère qui m’a transportée »… L’amie iranienne qui m’accompagnait était furieuse, parce qu’elle y voyait un livre tragique sur la condition des femmes… »

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