Alexis Keller, la paix au coeur

Sans la détermination de ce jeune universitaire suisse, l’Accord de Genève n’aurait jamais vu le jour. Retour sur une intercession décisive.

Publié le 16 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

« C’était un pari fou », convient-il aujourd’hui. Mais Alexis Keller peut se targuer de l’avoir gagné : la paix entre Israël et la Palestine a désormais un cadre. Grâce aux bons offices du jeune universitaire suisse – il a 41 ans -, Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo ont signé, le 12 octobre 2003, à Amman, après plus de deux ans d’âpres négociations, l’accord dit de Genève, qui « représente le maximum de ce que les Israéliens pouvaient donner et le minimum de ce que les Palestiniens pouvaient accepter » (voir J.A.I. n° 2238).
D’emblée, Alexis Keller s’empresse de minimiser son rôle dans la genèse du plan de paix : « Je n’ai pas fait grand-chose », se défend-il. Au fil de son récit, on est frappé par la modestie de celui que d’aucuns considèrent comme « le père » de l’Accord de Genève : Alexis Keller n’aime ni parler de lui, ni être sous les feux de la rampe. « Mon côté calviniste, peut-être », explique-t-il. Et pourtant, sans la passion, la détermination et le courage de ce fils de bonne famille, un tel accord n’aurait sans doute pas vu le jour de sitôt.
« Tout a commencé en octobre 2000. Pierre Allan, le doyen de l’université de Genève, et moi-même envisagions de célébrer, l’année suivante, le centenaire du prix Nobel de la paix. » Alexis Keller propose alors d’organiser une conférence sur le thème de « la paix juste ». Outre des intellectuels, il souhaite inviter un homme politique en fonction. Le choix de Yossi Beilin, à l’époque ministre israélien de la Justice, s’impose à lui.
Le conflit du Moyen-Orient a toujours obsédé ce militant pacifiste de la première heure. Obsédé au point d’y consacrer son mémoire de maîtrise, de tout lire sur le sujet et… d’épouser une Libanaise chrétienne. Il aurait pu aussi embrasser une carrière de diplomate. Mais son père, qui avait fréquenté les salons cossus des ambassades avant de devenir un célèbre banquier, l’en dissuada : « Tu es trop entier pour agir selon les ordres d’un ministre. »
Un temps, le jeune protestant pétri d’idéaux pense abandonner Rousseau, Montesquieu, Tocqueville – « de loin [son] auteur préféré » – pour jouer les partitions de Brahms, Rachmaninov, Mozart. Mais « l’idée du bien commun ne tarde pas à [le] rattraper ». Et à lui faire reprendre le chemin de l’université, cette fois pour y enseigner l’histoire des idées politiques.
En octobre 2001, donc, il rencontre pour la première fois Yossi Beilin. À cette époque, Alexis Keller nourrit déjà une idée folle, celle de relancer le processus de paix israélo-palestinien. Il soumet l’idée à son doyen, qui le soutient sans hésiter. Puis à son père, qui accepte de financer le projet à travers la Fondation familiale. Reste alors à convaincre le principal intéressé, l’ancien ministre israélien, congédié par Ariel Sharon en mars 2001. Entre deux conférences, Alexis Keller l’interpelle : « Et si l’on poursuivait les discussions de Taba ? Je vous offre un soutien logistique, financier et politique. » Interloqué, Yossi Beilin demande un délai de réflexion. Pendant ce temps, Alexis Keller se heurte au scepticisme de son entourage : « C’est impossible ! », « C’est une folie ! » lui répète-t-on. Quant au gouvernement suisse de l’époque, il ne consent qu’à lui procurer un passeport diplomatique. Mais l’homme est tenace. Il pressent que « le baroudeur de la paix » sera partant. Yossi Beilin ne lui a-t-il pas confié, au détour d’une conversation, qu’il avait lui-même songé à entériner les discussions de Taba ? En novembre 2001, l’ancien ministre travailliste donne son accord et se rend à Genève en compagnie de Yasser Abed Rabbo, l’ex-ministre palestinien de l’Information. « J’ai été impressionné par ces deux hommes. D’autant qu’ils se complètent bien. On sent Beilin rompu aux négociations tandis que d’Abed Rabbo émane un charisme politique auquel nul ne peut rester indifférent », commente l’« amateur éclairé » – selon l’expression d’Abed Rabbo.
Alexis Keller obtient de l’université de Genève des dispenses d’enseignement et entame une double vie. Elle durera plus de deux ans, à l’instar des pourparlers. Il se rend en Israël, pays qu’il avait jusqu’alors inconsciemment évité, comme s’il attendait le moment opportun. « J’ai immédiatement ressenti la tension qui y régnait, surtout à Jérusalem, témoigne-t-il, la voix chargée d’émotion. J’avais le sentiment qu’il suffisait de craquer une allumette pour que la ville s’embrase. J’avoue avoir eu peur. Mais j’aurais donné ma vie pour cet accord. » Malgré le temps perdu aux barrages, les contrôles, les chars israéliens, l’enseignant suisse continue de faire la navette entre les Territoires et Israël. « Je serais curieux de savoir si le Shin Beth était au courant », se demande-t-il aujourd’hui, les négociations s’étant déroulées dans le plus grand secret à Jérusalem, à Ramallah, mais aussi au bord du lac Léman et dans le chalet alpin des Keller. L’accord porte même un nom de code : « The Book ». Autre originalité : le document est l’oeuvre de personnalités issues pour la plupart de la société civile.
Si Alexis Keller admet qu’il a été l’un des moteurs de cette initiative, il résume son rôle principal à celui de « facilitateur ». Un rôle renforcé et officialisé par la nouvelle ministre suisse des Affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey. À peine entrée en fonction, elle nomme l’universitaire « représentant spécial pour le processus de paix israélo-palestinien ».
« J’intervenais assez peu sur la substance du document, rectifie cependant l’intéressé. Je n’étais, lors des réunions, qu’un observateur dans son petit coin. » Cette position lui a d’ailleurs permis de vérifier son analyse du conflit. « Deux cultures s’opposaient », lâche-t-il, rappelant incidemment un certain Samuel Huntington et son « choc des civilisations ». Ce qui ne signifiait pas pour autant qu’il n’existait aucun terrain d’entente. Bien au contraire. Même si la route pour y parvenir était semée d’embûches. « J’ai failli tout arrêter », avoue Alexis Keller, qui s’apprête à prendre ses premières vacances depuis fort longtemps, en famille, avec ses quatre enfants. « En juillet-août 2003, confie-t-il, j’ai eu l’impression que les négociations n’aboutiraient pas. Les deux parties continuaient à buter sur les mêmes problèmes, tels que le retour des réfugiés ou le tracé des frontières. Je leur ai confié mes doutes et les ai prévenus que je me retirerais sous peu si aucun pas décisif n’était franchi. » L’universitaire avait d’emblée averti Yossi Beilin qu’il ne s’engageait dans le processus qu’à une condition : que celui-ci aboutisse. « Je ne voulais pas être une pièce de plus dans l’industrie du peace-making », explique-t-il. Il s’était d’ailleurs dès le départ fixé une date butoir : l’accord devait être signé avant le 31 décembre 2003. Alexis Keller aurait certes donné sa vie pour cet accord, mais il ne voulait pas s’y perdre. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il a accepté, alors que les négociations battaient leur plein, un poste à l’université Harvard, à compter du 1er février 2004. Et comme Alexis Keller est un homme de parole…
Après deux mois d’incertitude, la réunion d’Amman apparaît comme celle de la dernière chance. Épuisé, Alexis Keller a pourtant du mal à y croire, en ce dimanche 12 octobre. Un événement inattendu fait renaître l’espoir : dans une allocution télévisée, le Premier ministre israélien prévient le peuple que « des traîtres » s’apprêtent à signer, en Jordanie, un accord qui mènerait Israël à sa perte. Ariel Sharon vient de donner à la soixantaine de personnes qui composent les deux délégations une bonne raison d’aller jusqu’au bout.
Le 12 octobre, Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo s’enferment dans une petite salle durant deux heures. Il s’agit de régler les dernières questions épineuses. L’attente est insupportable… Les deux négociateurs apparaissent enfin. Le sourire aux lèvres. Alexis Keller comprend que son pari est gagné. Et pleure de joie, d’émotion, de fatigue. « Le soir venu, confie-t-il, je me suis octroyé un moment de grand plaisir : admirer le coucher de soleil sur la mer Morte en savourant un cigare. » Mais l’heure du repos n’est pas encore venue. Il lui reste à préparer la cérémonie de lancement de l’accord, qui a lieu à Genève le 1er décembre 2003 (voir J.A.I. n° 2239), et à aider les signataires, partis en tournée mondiale, à convaincre les peuples de l’importance de ce texte pour l’avenir de la région.
De retour à Genève, Alexis Keller s’amuse du commentaire de son père, ancien vice-président du Comité international de la Croix-Rouge : « Partout où je vais, on me demande si cet Alexis Keller est mon fils. » Et le professeur-diplomate de rétorquer : « C’est un juste retour des choses. Pendant quarante et un ans, on m’a demandé si le célèbre banquier était mon père. »

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