Voyage au pays d’Obasanjo

Plus peuplé, plus riche, plus turbulent aussi, le Nigeria bat tous les records dans la région. Et ne laisse aucun de ses voisins indifférent, ni économiquement ni politiquement. Surtout à la veille de la présidentielle d’avril, d’autant plus ouverte et in

Publié le 20 décembre 2006 Lecture : 11 minutes.

Protégé du soleil dans une petite échoppe encombrée d’articles en tout genre, biscuits secs, savons, piles ou cahiers d’écolier, Abdul, 30 ans, raccommode une djellaba. Dans une heure, le jeune commerçant de l’avenue de la Constitution se rendra à la mosquée centrale de Kaduna pour la grande prière du vendredi. Quelques pas plus loin, sur le même semblant de trottoir couvert d’ordures et peuplé d’arnaqueurs, cinq officiers de la police nigériane, béret en laine noire sur la tête, lézardent sur un banc par 35° C à l’ombre. Ils font mine de surveiller l’entrée du stade Ahmadu-Bello – du nom de l’un des pères de l’indépendance du Nigeria – où s’égosille un groupe d’évangélistes. Face à eux, la photo plus grande que nature d’un candidat à la présidentielle, sourire et regard bienveillants, s’étale sur un panneau publicitaire.
À 180 kilomètres de là, Abuja accueille ce jour-là – le 1er décembre – le ban et l’arrière-ban de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. Lula, Morales et consorts sont venus rencontrer leurs homologues du continent pour développer la coopération Sud-Sud. Première puissance d’Afrique de l’Ouest, deuxième du continent derrière Pretoria, le pays le plus peuplé d’Afrique – 131,5 millions d’habitants d’après les données officielles, mais certainement plus -, l’un des plus turbulents aussi, compte bien occuper la même place que ses cousins éloignés d’Amérique latine dans le classement des économies mondiales. Le versant radieux de la capitale fédérale, son plan rigoureusement quadrillé, le gigantisme de ses mosquées et de ses églises, la propreté de ses avenues plantées d’arbres, les 4×4 rutilants, le terminal aéroportuaire international flambant neuf donnent la mesure des ambitions nigérianes. Ce sont celles que devra incarner le successeur du chef de l’État, hôte de ces assises.
Dans l’agitation mais sans impatience, le pays se prépare à une élection cruciale. Une échéance d’importance, celle de tous les espoirs d’ancrage de la démocratie rétablie il y a juste huit ans. Celle aussi de tous les dangers liés à un éventuel retour des vieux démons. En avril 2007 s’achève le second mandat d’Olusegun Obasanjo, président démocratiquement élu, en 1999, au lendemain de la mort subite, en 1998, du dictateur militaire Sani Abacha. La Constitution, qu’il a essayé de remanier – en vain – à sa guise, lui interdit de se présenter une troisième fois. Si souvent investi après un coup d’État, le palais d’Aso Rock se libère donc Et les partis se lancent dans la bataille des investitures. Le PDP (au pouvoir) a réuni sa convention du 14 au 16 décembre pour départager pas moins de 29 candidats à la candidature. En même temps que leur président, les Nigérians éliront les gouverneurs des trente-six États que compte la Fédération, ainsi que les représentants, les sénateurs et les membres des assemblées locales. Alors, chacun, qu’il soit haoussa, yorouba, foulani ou ibo, musulman ou chrétien, se verrait bien obtenir le ticket d’un parti pour briguer un siège. À Lagos comme à Kaduna, les affiches de campagne pullulent. Celles du vice-président Atiku Abubakar tiennent la vedette. Pas un jour ne se passe sans que le dauphin désigné puis renié par Obasanjo ne fasse la une d’un quotidien national. À peine sorti d’inextricables affaires de corruption, l’homme a trouvé autant de partisans que de détracteurs.
Avec des mots différents, tous promettent le même rêve : celui d’un « Great Nigeria », une idée que deux mandats durant le président ?sortant a cherché à faire admettre aux grands de ce monde. Les autorités se vantent d’ailleurs que ce soit à Abuja – la seule ville nigériane de « standard international » pour bon nombre d’habitants – que s’arrêtent les dirigeants chinois en tournée sur le continent, que se règle le sort de la Côte d’Ivoire, se déroulent la plupart des conférences panafricaines ou internationales comme, pour la première fois, le 14 décembre, celle de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). Du statut de trublion africain, le Nigeria est en passe d’accéder à celui de puissance respectable, prometteuse et persuadée du rôle de locomotive qu’elle doit jouer sinon sur le continent, du moins dans la sous-région. Avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et le soutien d’investisseurs privés, le pays, dont les réserves de gaz sont estimées à 5 000 milliards de m3, a lancé un vaste projet de gazoduc ouest-africain d’un coût global de 500 millions de dollars qui doit, dans un premier temps, desservir le Bénin, le Ghana et le Togo. Reste à convaincre le citoyen lambda que, comme l’a prophétisé Obasanjo devant un parterre d’hommes d’affaires le 27 novembre, son pays sera parmi les vingt premières économies mondiales en 2020.
Mais de la coupe aux lèvres, le chemin peut être long, surtout dans ce pays que les différentes dictatures militaires ont presque mis à genoux. Et laissé dans un état qui tranche avec son poids démographique et ses potentialités économiques. Lagos en est une parfaite illustration. De part et d’autre de l’une de ces larges avenues qui traversent la partie continentale de l’agglomération, des piétons attroupés, qui un cartable à la main, qui un enfant endormi sur le dos, attendent des bus jaunes bondés, à la peinture lépreuse. D’autres essaient de se frayer un chemin entre les voitures à l’arrêt. De tous âges, des marchands de fruits, de mouchoirs, de cartes de téléphone essaient de vendre leur camelote aux automobilistes. Lagos, capharnaüm de 15 millions d’habitants – la ville la plus peuplée du continent après Le Caire -, est la capitale de l’économie informelle. Le système D permet d’assurer le quotidien – rarement plus -, avec un petit business : commerce de lunettes volées, de whisky de contrebande, de capsules de bouteilles de Coca-Cola La corruption, qui sévit à tous les niveaux, est un expédient comme un autre pour survivre.
Assise sur une chaise en plastique devant une échoppe de pâtisseries à l’huile, une jeune fille écoute un air de Miriam Makeba. Oisive, elle regarde le spectacle des passants qui marchent d’un pas pressé, l’air affairé. La nuit commence à tomber, et la métropole, quasiment dépourvue d’éclairage public, pénètre rapidement dans l’obscurité. Mais les rues ne désemplissent pas, les commerçants allument de petites bougies dans leur guérite et le trafic continue d’enfler. Lagos est une fourmilière qui ne dort jamais.
Ses habitants vivent au rythme des go-slow, les interminables embouteillages. Dans la chaleur moite de la fin de journée, il faut trois bonnes heures pour franchir le Third Mainland Bridge, le pont de 10 kilomètres qui relie l’aéroport au quartier des affaires. Des sirènes de police s’approchent. « Il faut relever la vitre, ce n’est pas sûr ici », lance Francis, mon guide et chauffeur d’origine béninoise. « Lagos est la ville la plus dangereuse d’Afrique », avertit-il. Du doigt, il montre un quartier où il n’a jamais osé s’aventurer : « Il est tenu par des bandes », croit-il savoir. À l’entendre, la présence de la police n’est pas un gage de sécurité. « Certains policiers sont des chefs de gangs, ils encouragent les jeunes à racketter et se servent ensuite », explique-t-il en éclatant de rire, avant d’ironiser : « Au Nigeria, chacun fait ce qu’il veut, c’est un pays très libre ! »
À l’exception d’une forêt de buildings dont les silhouettes se distinguent dans la brume poussiéreuse du crépuscule, Lagos n’affiche pas, à première vue, les traces de la richesse du pays dont elle fut la capitale jusqu’en 1976, avant d’être détrônée par Abuja. Construit sur la lagune qui lui a donné son nom, le poumon économique du Nigeria accueille chaque année 600 000 nouveaux habitants en quête de travail. Ils investissent la terre ferme, laissant Victoria Island – VI dans le jargon de la ville – et l’île d’Ogogoro aux expatriés et aux riches riverains.
Dans ce pays, premier producteur africain de pétrole (2,8 millions de barils/jour) et douzième mondial, où, faute de raffineries suffisantes, la pénurie d’essence, récurrente, nourrit toutes sortes de trafics, l’or noir se loge dans les détails. Dans l’avion qui atterrit à Lagos, un grand homme parle avec un accent américain. Comme son polo, sa casquette bleue est floquée « Chevron », du nom de la compagnie pétrolière américaine. Une escorte l’attend à Murtala-Muhammed, l’aéroport international que les étrangers décrivent, non sans exagération, comme un coupe-gorge. Les kidnappings hebdomadaires d’expatriés qui travaillent dans la région pétrolifère du Delta du Niger, dans le sud-est du pays, donnent toujours lieu à quelques commentaires inquiets dans la presse occidentale.
Au Nigeria, ils passent quasiment inaperçus, comme s’ils faisaient partie du quotidien. Surtout en cette période de campagne électorale. Les tractations entre les hommes politiques en quête d’investiture, les prêches évangélistes, la lutte contre la corruption occupent les discussions et les manchettes des journaux. « Les enlèvements, c’est la négociation sociale à la nigériane », sourit un diplomate en poste à Abuja.
Les Nigérians n’en sont pas moins amers de constater que leur pays, au 159e rang sur 177 du classement 2006 du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), est frappé de plein fouet par la malédiction de l’or noir. Jonathan est un Ibo de 39 ans, originaire de Port-Harcourt, dans le Sud-Est. Sa ville natale est la capitale de l’État de Rivers, l’un des plus pétrolifères du pays. Il avait 1 mois quand, en 1967, a éclaté la guerre du Biafra, du nom de la République autoproclamée par les Ibos. Près de quarante ans plus tard, Jonathan regrette encore que ses frères n’aient pu obtenir l’indépendance pour laquelle ils avaient pris les armes trois années durant, dans un conflit qui a fait près de 1 million de morts. « Si nous avions gagné, Port-Harcourt serait comme Abuja aujourd’hui, se désole-t-il. Ici, tout est pourri, j’espère que vous n’allez pas écrire que tout est rose parce que ce n’est pas vrai », assène celui qui a préféré s’expatrier en Europe.
À coup de slogans et de symboles, les autorités s’échinent pourtant à convaincre leurs compatriotes de la grandeur de leur pays. À l’un des ronds-points de Kaduna trône une grande sculpture de béton blanc ternie par les gaz d’échappement. Elle a la forme d’un « N » majuscule, la première lettre de « naira », la monnaie nationale, qui, depuis 1985 et après plusieurs dévaluations, a perdu de son prestige. Un peu plus loin, à un autre carrefour, un assemblage de formes géométriques toutes différentes est censé représenter la cohésion de la Fédération, par-delà les particularités de chacun des trente-six États qui la composent.
Dans un pays dont on dit qu’il rassemble 250 ethnies, personne n’a besoin de déclarer son appartenance. À l’accent, à la couleur de peau, aux scarifications, aux manières, à l’habillement, au prénom, les Nigérians se reconnaissent les uns les autres et savent très vite se ranger dans l’une des principales cases ethniques : Haoussas et Foulanis dans le Nord, Yoroubas et Ibos dans le Sud. A priori, les rapports sont dépourvus d’animosité et aucun groupe ne domine. La décision de construire une nouvelle capitale sur une zone théoriquement neutre, le centre géographique du pays, visait à créer l’équilibre et l’harmonie. Abuja est « l’unité du pays », rappellent les inscriptions sur les plaques d’immatriculation de la ville.
Mais il n’est pas dit que le président haoussa Murtala Muhammed, à l’origine de la nouvelle capitale, ait réussi son pari d’en convaincre l’ensemble de ses compatriotes. « S’il a choisi cet endroit, c’est parce que c’est chez lui », lance un jeune Ibo. Ce dernier déplore que le pouvoir soit presque toujours revenu au Nord, en vertu d’une règle (non écrite) soucieuse d’éviter autant que possible qu’un ressortissant du Sud, où se trouve l’essentiel des ressources naturelles, ne détienne, de surcroît, le pouvoir politique. Le jeune homme, qui a reçu une éducation chrétienne comme la plupart de ses frères ibos, redoute aussi l’élection d’un président musulman. « Je ne veux pas parler de l’islam », s’interrompt-il.
Sur un trottoir du centre de Kaduna, Bukky, 20 ans, un hijab bordeaux jusqu’aux chevilles, achète This Day, l’un des principaux quotidiens nigérians. La jeune femme, vendeuse, est trop pressée pour risquer un commentaire sur les évangélistes qui, depuis trois jours, prêchent tous les soirs devant 30 000 personnes à proximité. Muhammed, 21 ans, trouve de son côté que les prédications de masse sont « une bonne chose », car c’est l’occasion de « voir des miracles ». L’ancienne capitale du Nord, qui s’est fait voler la vedette par Abuja, promue au rang de vitrine fédérale, est peuplée de chrétiens et de musulmans. « Chaque communauté est persuadée qu’elle est plus nombreuse que l’autre », s’amuse Daniel. En 2000, ce dernier a reçu une balle dans la cuisse au cours des émeutes interconfessionnelles qui ont entraîné la mort de deux mille personnes. « Au moment où je me faisais opérer sur une table de cuisine, neuf musulmans étaient cachés chez moi », rassure le rescapé. Pour des questions électorales, le gouverneur de l’État de Kaduna avait mis le feu aux poudres en décrétant, comme dans d’autres États du Nord, que la charia, la loi coranique, ferait office de droit pénal.
Six ans plus tard, chrétiens et musulmans de Kaduna semblent vivre en bonne intelligence. « La charia, mais de quelle charia parlez-vous ? Il n’y a rien de tout cela ici », s’agace un habitant. En réalité, c’est une version édulcorée de la loi coranique, appliquée aux seuls musulmans, qui est en vigueur à Kaduna. Les femmes peuvent monter sur les mêmes mobylettes et s’asseoir dans les mêmes bus que les hommes. Alcool et prostituées se trouvent sans difficulté. Les clubs font recette. Le vendredi, jour de la grande prière, les magasins sont ouverts comme le reste de la semaine et chacun se rend au travail. À l’appel du muezzin toutefois, la ville fait une pause. Des fidèles, qui n’ont pas trouvé de place dans une petite mosquée bordant la route, s’acquittent de leurs obligations au rond-point tout proche où se dresse une de ces sculptures – dont Kaduna a décidément le secret – habillée, celle-là, des trois initiales entremêlées du slogan « War against Indiscipline » (Guerre contre l’indiscipline). Pendant ce temps, les automobilistes rongent leur frein dans les embouteillages.
Ainsi vit Kaduna, tolérante, mais où chacun reste à sa place. « Vous voyez ces magasins-là, montre du doigt mon guide. Ils sont tous tenus par des chrétiens. À Kaduna, les chrétiens sont fonctionnaires ou commerçants », affirme-t-il. Quelques mètres plus loin, des enfants des rues, boîte de conserve vide à la main, demandent l’aumône. « Ces petits musulmans devraient être à l’école », peste-t-il en relevant sa vitre. Avant les émeutes, Tudu Wada, près du marché central, était un quartier mixte. Aujourd’hui, il n’est habité que par des musulmans. Les chrétiens ont franchi la rivière – dont les crocodiles, les kaduna, auraient donné le nom à la ville – et se sont regroupés à Sabo. Dans une rue ombragée du quartier, un petit commerçant a étendu des tapis de prière sur des cordes fixées entre les manguiers. Le pays du roi de la juju music et du highlife, Fela Anikulapo Kuti, ainsi que du Nobel de littérature 1986, Wole Soyinka, n’en est pas à un paradoxe près.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires