Solution globale ou chaos général

Le rapport Baker est sans ambiguïté : l’Amérique ne s’extirpera de la guerre qu’en s’attaquant directement au conflit israélo-arabe.

Publié le 19 décembre 2006 Lecture : 6 minutes.

L’Amérique est confrontée en Irak à l’une des plus graves crises qu’elle ait connues depuis la Seconde Guerre mondiale, où s’engloutissent hommes et dollars. Ce n’est peut-être pas une déroute, mais c’est certainement une défaite. Les Américains se sentent menacés par une catastrophe nationale, comme le confirme la chute des opinions favorables au président George W. Bush.
Comment l’Amérique peut-elle s’extirper d’une guerre désastreuse qui a déjà déstabilisé ses forces armées, déséquilibré ses finances et ruiné son autorité morale ? Remède proposé par le Groupe d’étude sur l’Irak : retrait des brigades de combat américaines au début de 2008 et engagement de pourparlers directs avec l’Iran et la Syrie pour que ces deux pays aident à rétablir le calme. L’idée de base du rapport est que le problème irakien ne peut être réglé à part. Il est lié aux autres grands conflits de la région, au centre desquels se trouve le problème toujours non résolu des relations d’Israël avec ses voisins. Une « stratégie globale » est indispensable. C’est ce que James Baker et Lee Hamilton, coprésidents du Groupe d’étude, veulent dire lorsqu’ils écrivent : « Les États-Unis ne pourront pas atteindre leurs objectifs au Moyen-Orient s’ils ne s’attaquent pas directement au conflit israélo-arabe. » Cette conclusion fondamentale a déchaîné la fureur de la droite pro-israélienne aux États-Unis et a été contestée par Tel-Aviv. Rarement un groupe de personnalités publiques de premier plan aura été autant sali et calomnié. Richard Perle, l’un des principaux partisans de la guerre en Irak, qualifie le rapport de « babiole » dont il ne faut pas tenir compte. Le très conservateur Wall Street Journal le tient pour « un méli-mélo stratégique ». Rush Limbaugh, l’animateur d’un talk-show de droite à la radio, les traite de « mauviettes passées de mode » et le New York Post, de « maniaques de la reddition ». Aux États-Unis, le rapport a ouvert un grand débat entre les vieux routiers de la politique étrangère, conduits par James Baker, et les néocons pro-israéliens, soutenus par les think-tanks de droite – ces fanatiques qui ont inspiré la politique américaine au Moyen-Orient sous l’administration de George W. Bush. Le camp des néocons rejette toute idée de lien entre la sanglante guerre d’Irak et le conflit israélo-arabe. Ils craignent par-dessus tout que les États-Unis ne fassent pression sur les Israéliens pour qu’ils évacuent les Territoires occupés et les hauteurs du Golan syriennes dans le cadre d’un règlement de paix. Pourtant, les preuves de l’existence d’un lien entre les divers conflits du Moyen-Orient sont évidentes. Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad aurait-il eu l’idée d’organiser, le 12 décembre, cette absurde et scandaleuse conférence où la réalité de l’Holocauste a été contestée sans la cruelle oppression exercée par Israël sur les Palestiniens ? Ahmadinejad aurait-il trouvé un écho à ses idées malfaisantes et un large soutien auprès des musulmans sans la destruction par Israël de ce qui reste de la société palestinienne, avec ses assassinats ciblés, ses colonies en expansion, son mur de séparation, ses routes de contournement, ses postes de contrôle et toute la machinerie inhumaine de l’occupation militaire ? L’Iran serait-il aussi déterminé à maîtriser le cycle de l’uranium sans le formidable arsenal d’armes nucléaires que possède Israël – entre 80 et 200 ogives, selon la plupart des experts ? Et qui presse les États-Unis d’attaquer les installations nucléaires de l’Iran, sinon Israël et ses amis ? Faut-il encore apporter la preuve du lien entre Israël et la guerre en Irak ? N’a-t-il pas été démontré de façon incontestable que c’est le souci de la sécurité de l’État hébreu – la volonté d’écarter toute menace à l’est et l’ambition de remodeler toute la région à son avantage – qui a incité le secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz et son collègue Douglas Feith à faire campagne pour la guerre en Irak ?
Pour ces idéologues pro-israéliens, envahir l’Irak et renverser Saddam Hussein n’était pas suffisant. Il fallait détruire complètement le pays et son armée. Dans son dernier livre, State of Denial : Bush at War (« L’État du refus : Bush en guerre »), Bob Woodward, le célèbre journaliste d’investigation américain, rappelle que Paul Bremer a pris deux décisions lourdes de conséquences, le jour même de son entrée en fonction comme administrateur à Bagdad. La première a été d’ordonner la « débaasification de la société irakienne » ; la seconde, le lendemain, de démanteler les ministères irakiens de la Défense et de l’Intérieur, l’appareil militaire irakien dans son entier, la garde personnelle de Saddam et toutes les organisations paramilitaires. Qui a intimé l’ordre à Bremer de prendre ces décisions catastrophiques, largement responsables du chaos qui s’est ensuivi ? Wolfowitz et Feith. Ces instructions ont été données à Bremer, semble-t-il, à l’insu de la Maison Blanche, et sans que le général Myers, principal conseiller militaire du président Bush, ait été consulté. C’est d’ailleurs l’Office of Special Plans de Feith qui, en liaison avec Ahmed Chalabi, a falsifié les renseignements qui ont été à l’origine de la guerre.
Qu’en est-il de la crise du Liban ? Israël n’y est-il pas impliqué ? Le Hezbollah, le mouvement de résistance chiite, a été créé à la suite de l’invasion israélienne de 1982 et de l’occupation du Sud-Liban par Tsahal durant les dix-huit années qui ont suivi. Sans l’invasion et sans l’occupation – et sans la pression constante exercée par Israël sur le Liban depuis les années 1960 et sans ses incursions répétées -, il n’y aurait pas eu de militantisme chiite, de Hezbollah, ni de remise en cause du fragile équilibre interconfessionnel. L’actuelle épreuve de force entre le gouvernement Siniora et les éléments prosyriens s’explique en grande partie par la volonté de la Syrie de garder une certaine influence à Beyrouth. Pourquoi la Syrie s’intéresse-t-elle autant au Liban ? Les deux pays ont d’innombrables liens familiaux, commerciaux et financiers, ils ont une histoire, une culture, une langue et des racines ethniques communes. Mais il y a un autre facteur essentiel : c’est le conflit israélo-arabe, dont le Liban est un des champs de bataille. La Syrie a besoin de garder de l’influence au Liban pour empêcher Israël, ou une autre puissance hostile, d’installer au Liban une tête de pont à partir de laquelle seraient lancées des opérations contre elle.
Ces liens entre les différents conflits montrent à l’évidence que le problème israélo-arabe est le poison qui a infecté la région tout entière et pourri les relations de l’Amérique avec les Arabes et les musulmans. D’où la recommandation de James Baker et de ses collègues : « Les États-Unis doivent renouveler et réaffirmer leur engagement en faveur d’une paix israélo-arabe générale sur tous les fronts. » Il faut que Bush suive ce conseil pour sauver sa présidence et l’image qu’il laissera dans l’Histoire, et adopte la « stratégie globale » préconisée. C’est la seule façon de « restaurer l’autorité et la crédibilité de l’Amérique dans cette partie du monde ». Israël doit lui aussi réfléchir aux torts que ce conflit cause à son image, à la bonne santé de ses citoyens et à sa sécurité à long terme. Selon la majorité des sondages, quelque 65 % des Israéliens sont favorables à une paix avec les Arabes sur la base de la formule « paix contre territoires » consacrée par les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité. Qu’attend le Premier ministre Ehoud Olmert ? La meilleure manière de répondre aux vaticinations d’Ahmadinejad est de faire la paix dans la région – avec les Palestiniens en tout premier lieu -, pas de recourir à la force, ni, a fortiori, de tendre la main vers le bouton nucléaire.

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