Qui gouverne à Khartoum ?

Le pays, accusé des pires exactions au Darfour et d’agressions chez ses voisins, fait l’objet de pressions de toutes parts. Mais le noyau dur du pouvoir, l’un des plus opaques du continent, reste sourd et fait front.

Publié le 20 décembre 2006 Lecture : 7 minutes.

Le conflit continue au Darfour, dans l’ouest du Soudan. Il a même fait tache d’huile chez les voisins tchadien et centrafricain, qui accusent Khartoum de les déstabiliser par bandes rebelles interposées et font appel à l’aide de la France. Mais le gouvernement soudanais, sous pression internationale depuis de longs mois pour accepter le déploiement de Casques bleus sur son territoire, à la place des forces africaines fait front. Malgré la résolution 1706 du Conseil de sécurité de l’ONU qui l’y invite. Mais comment convaincre l’un des régimes les plus secrets de la planète, l’un de ceux qui aiment tromper son monde au point de laisser penser que sa propre survie en dépend ?
Après son arrivée au pouvoir par un coup d’État, en juin 1989, le général Omar Hassan el-Béchir n’a pas hésité à mettre l’un des siens en prison pour donner le change. Il a fait officiellement arrêter l’islamiste Hassan el-Tourabi pour rassurer le puissant voisin égyptien. En 2001, quand Béchir a remis Tourabi en prison, cette fois pour de bon, il a réussi à faire croire aux Occidentaux que c’était un signe d’ouverture du régime. En réalité, le plus radical n’était peut-être pas celui qu’on croyait. En 1995, Tourabi s’était opposé au projet d’assassinat du président égyptien Hosni Moubarak, ce qui n’empêcha pas l’attentat d’Addis-Abeba.
Aujourd’hui encore, en plein bras de fer à propos du Darfour, le régime parvient à garder la confiance des services secrets occidentaux. Le chef du National Security and Intelligence Service (NSIS), le général Salah Abdallah Gosh, est un interlocuteur privilégié de la CIA dans la lutte contre al-Qaïda. Depuis les années 1980, les islamistes soudanais aiment séduire, manipuler, infiltrer. Ils disent apprécier les méthodes de pouvoir d’un Blaise Compaoré au Burkina Faso. Et ils envient aux Français leurs réseaux maçonniques en Afrique. « Les islamistes soudanais fonctionnent comme une société secrète », commente un observateur de Khartoum.
Alors qui gouverne au Soudan ? Officiellement, Omar Hassan el-Béchir. Né en 1944 dans une famille modeste du village de Hosh Bonnaga, dans le nord, il est entré à l’académie militaire en 1960 et a combattu contre Israël en 1973 aux côtés de l’armée égyptienne. À la veille du putsch de 1989, il dirigeait une brigade de parachutistes. Autoproclamé président de la République en 1993, il est « élu » une première fois en 1996 puis en 2000. Après dix-sept ans de pouvoir, l’homme est resté d’un abord simple. Son bureau est accessible. Tous les vendredis, à la mosquée, il se mêle aux fidèles. Il jouit encore d’une certaine popularité.
Mais Béchir n’est pas arrivé seul au pouvoir. En juin 1989, il a fait alliance avec les islamistes du Front national islamique (FNI) pour renverser le gouvernement élu de Sadek el-Mahdi. Chacun y a trouvé son compte. Les islamistes de Hassan el-Tourabi avaient besoin d’un bras armé. Les militaires du général Béchir cherchaient une base politique pour « légitimer » leur putsch. Le FNI était arrivé troisième aux législatives de 1986.
Depuis dix-sept ans, l’alliance tient bon. L’armée occupe la plus haute fonction de l’État. Elle s’enrichit. Elle investit dans le secteur pétrolier et la finance, notamment à la Banque nationale d’Omdurman. Les islamistes, eux, occupent les ministères clés. En 1996, ils ont remplacé le FNI par le Parti du congrès national (PCN). Ils y ont fait entrer des dignitaires de l’époque Nimeiry et des chefs de tribus. Méthodiquement, ils étendent leur contrôle sur tout le Nord-Soudan.
En 1999, ce système bicéphale s’est grippé. Il a même failli exploser. Sans doute lassé de gouverner dans l’ombre, le vieux renard Hassan el-Tourabi s’en est pris au pouvoir du président Béchir. Il s’est prononcé en faveur de la primauté du parti sur l’État. Surtout, il a voulu donner aux députés la prérogative de destituer le chef de l’État. Ceux qui pensaient qu’Omar el-Béchir n’était que le pantin des islamistes en ont été pour leurs frais. Béchir s’est rapproché des islamistes anti-Tourabi, notamment ceux qui étaient agacés par l’autoritarisme du « vieux ». Il a conclu un pacte avec un homme clé du régime, Ali Osman Taha.
Né en 1948, Taha est le fils d’un modeste cheminot du nord du pays. D’abord juge, puis avocat, il a pris la tête du groupe parlementaire FNI jusqu’au putsch de 1989. Moins brillant que Tourabi mais plus méthodique, cet homme d’organisation, surnommé le « scorpion », est devenu, à partir de 1993, l’un des « durs » de l’appareil sécuritaire du régime. En 1998, il a été nommé vice-président. Un an plus tard, il a conspiré avec Béchir contre Tourabi. En décembre 1999, le général Béchir a dissous l’Assemblée et suspendu la Constitution. Un putsch dans le putsch.
À partir de cette date, la cohabitation est devenue plus harmonieuse entre les deux pôles du pouvoir. Ali Osman Taha négociait avec le rebelle sudiste John Garang. Omar el-Béchir signait. Mais le système s’est à nouveau grippé au lendemain de l’accord de paix de Naivasha, en janvier 2005. Du côté de Khartoum, le principal architecte de cet accord n’était autre que Taha. Celui-ci a donc cherché à faire entrer au gouvernement et au parti de jeunes cadres ouverts à un partage du pouvoir avec les anciens rebelles sudistes. Mais en septembre 2005, Béchir a pris le contre-pied de cette politique. Il a nommé dans le nouveau gouvernement d’union nationale de vieux fidèles très méfiants à l’égard de l’accord de paix avec le Sud. À commencer par le général Abdel Rahim Mohamed Hussein, en charge de la Défense.
Au début de l’année 2006, les choses ont failli mal tourner entre Béchir et Taha. Le ministre de la Défense a commencé à purger l’armée des officiers proches de Taha. En représailles, ce dernier s’est procuré auprès des services de renseignements du général Gosh la liste des bénéficiaires des quotas pétroliers. Parmi les heureux élus figuraient deux frères du chef de l’État En mars 2006, la querelle a pris un tour public. Un cousin du président Béchir, Tayeb Mustapha Abdel Rahman, a attaqué le vice-président Taha sur un nouveau terrain, le Darfour. Il l’a accusé d’être prêt à y laisser venir des Casques bleus de l’ONU.
Le 30 juin, Ali Osman Taha n’a pas assisté aux cérémonies d’anniversaire du coup d’État de 1989. Officiellement, il se reposait en Turquie avec sa famille. Beaucoup de Soudanais se sont dit : « C’est fini pour lui. » Aussitôt, le président Béchir a démenti la rumeur de disgrâce : « C’est une invention des médias. » Quelques jours plus tard, à son retour de vacances, Taha était accueilli à l’aéroport de Khartoum par le ministre de la Défense.
Depuis, les relations semblent apaisées entre Béchir et Taha. Le 3 septembre, quelques jours après le vote de la résolution 1706 au Conseil de sécurité sur l’envoi de soldats onusiens au Darfour, Omar Hassan el-Béchir a surgi en pleine réunion du gouvernement pour annoncer qu’il rejetait ce texte et tout déploiement d’une telle force. Ali Osman Taha n’a pas bronché. En novembre, Taha et Béchir sont apparus à dix jours d’intervalle devant les journalistes d’une dizaine de grandes capitales à l’occasion de deux vidéoconférences de presse. Objectif : marteler la position anti-ONU au Darfour, et montrer qu’il n’y a pas la moindre divergence de vues entre le numéro un et le numéro deux du régime.
La crise est-elle passée ? Une chose est sûre. Aujourd’hui, les hommes de « l’entourage » deviennent des alliés précieux que chaque camp essaie de gagner à sa cause. Outre le ministre de la Défense, le camp Béchir semble pouvoir compter sur deux hommes à poigne. Tous deux sont conseillers à la présidence. Nafi’e Ali Nafi’e est un islamiste de la première heure. Au lendemain du putsch de 1989, il mena la répression contre les partisans de Sadek el-Mahdi. Après l’attentat manqué contre Hosni Moubarak, il fut mis au vert pendant quelques années pour calmer les Égyptiens. Aujourd’hui, il est de nouveau en cour. Quant à Majzoub el-Khalifa, c’est l’homme qui monte. En avril-mai derniers, il a dirigé la délégation gouvernementale aux négociations d’Abuja sur le Darfour. « Il est rigide », dit un participant à ces travaux.
Du côté de Taha, on cultive de bonnes relations avec le général Gosh, le chef du tout-puissant service de renseignements NSIS. Mais Gosh peut-il prendre le risque de se couper de Béchir ? Le « premier flic » du Soudan est sous pression. En mars dernier, il a été évacué à Londres à la suite d’un malaise cardiaque à Khartoum. Autre personnage pivot : Awad Ahmed el-Jaz, l’inamovible ministre de l’Énergie et des Mines. Un islamiste qui a appris la gestion en Californie. L’opacité des comptes pétroliers, c’est lui. La redistribution des revenus du pétrole aux hommes du régime, c’est encore lui.
Selon l’accord de Naivasha, les Soudanais doivent voter librement en 2009. Plus ces élections vont s’approcher, plus les militaires et les islamistes auront intérêt à consolider leur alliance. La compétition sera rude face aux deux grandes formations nordistes, le parti Oumma de l’ancien Premier ministre Sadek el-Mahdi et le Parti démocratique unioniste (PDU) des frères Mirghani. Et, bien entendu, face au Mouvement populaire de libération du Soudan (MPLS) du vice-président Salva Kiir, le successeur du défunt John Garang.
Mais y aura-t-il élections ? Fin novembre, une bataille rangée de trois jours entre une milice supplétive de l’armée et les forces du MPLS a causé la mort de plus de cent personnes à Malakal, à 700 kilomètres au sud de Khartoum. Au sud, la paix est fragile. Au Darfour, la guerre continue. Depuis dix-sept ans, le régime à deux têtes tient bon. Par temps calme, c’est assez facile. Les divergences de vues sont sans conséquence. Mais par gros temps ?

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