Mengistu Haïlé Mariam
Après douze ans d’un procès-fleuve, l’ancien dictateur éthiopien a été déclaré coupable de génocide par la Haute Cour fédérale de son pays. Et encourt la peine de mort. Mais le président zimbabwéen Robert Mugabe, chez qui il a trouvé refuge en 1991, n’a n
Tous les regards sont rivés sur l’échéance du 28 décembre prochain. Ce jour-là, la Haute Cour fédérale d’Addis-Abeba prononcera une peine contre Mengistu Haïlé Mariam, le « Négus rouge » qui ensanglanta et affama l’Éthiopie de 1974 à 1991. Si elle a peu de chances d’être appliquée, cette sanction – la prison ou la mort – aura une très forte charge symbolique. Et une valeur thérapeutique certaine pour les centaines de milliers de victimes de la « Terreur rouge », du nom de cette période de sinistre mémoire dans l’histoire du pays.
L’ancien dictateur, qui a fui vers le Zimbabwe au lendemain de sa chute en 1991, a été jugé par contumace. Son hôte, Robert Mugabe, n’a nulle intention de l’extrader. Et s’est empressé de le faire savoir dès ce 12 décembre où l’exilé devenu son conseiller a été reconnu coupable de « génocide » par la Haute Cour fédérale. « Le camarade Mengistu a demandé l’asile et l’asile lui a été accordé. Cette position ne changera pas », a tranché le ministre zimbabwéen de l’Information, Paul Mangwana.
La culpabilité du « Négus rouge » et de ses proches a été établie à l’issue d’un procès-fleuve dont les chiffres n’ont d’égal que l’atrocité des faits jugés. Sa durée – douze ans – en fait l’un des plus longs de l’Histoire. Ouvert le 13 décembre 1994 sur la base d’un acte d’accusation visant 106 personnes (parmi lesquelles 73 hauts responsables, dont Mengistu, et 25 autres jugés par contumace), il a passé au crible 211 chefs d’inculpation (torture, assassinat de l’empereur Haïlé Sélassié, séquestration, spoliation, exécutions sommaires). Pour les besoins de l’enquête, qui s’est étendue sur trois ans, 730 personnes ont été interrogées et 3 000 documents étudiés. Parmi les preuves retenues contre l’ex-dictateur et les membres de sa junte, des centaines de milliers de pages de documents gouvernementaux, des vidéos de séances de torture, des fosses communes
Pour solder les comptes de la « Terreur rouge », ces années 1977 et 1978 où des dizaines de milliers d’opposants présumés et d’étudiants ont été torturés et tués, 6 000 personnes mêlées aux exactions ont été poursuivies. En 2005, 500 d’entre elles ont été libérées après avoir purgé des peines de deux à douze ans de prison. Quinze sont mortes en détention. Deux ont été condamnées à mort, dont une par contumace.
L’étendue de l’affaire révèle toute la cruauté du régime « militaro-stalinien » mis en place par Mengistu. Mais celui-ci risque de ne jamais payer pour ses crimes. Il a pris racine à Harare où il dispose de solides amitiés. Très lié à Mugabe, qu’il a aidé au cours des années 1980 dans sa guérilla indépendantiste en ex-Rhodésie, il coule depuis quinze ans un exil doré sous son aile protectrice. Il vit avec sa femme et ses quatre enfants entre une luxueuse villa du quartier huppé de Gunhill, dans la capitale, et ses deux fermes à Mazowe et à Norton. Son parc automobile est riche de six voitures de luxe. Sa garde rapprochée est digne de celle d’un chef d’État. Les rares fois où il décide de se promener à Harare, il porte un chapeau rabattu sur les yeux, entouré de gardes du corps ostensiblement armés. Victimes de tortures sous son règne, deux hommes qui ont tenté de l’assassiner en 1995 ont été condamnés à dix ans de prison par le régime de Mugabe. Aujourd’hui âgé de 69 ans, Mengistu joue auprès de son président d’ami le rôle de « consultant militaire ». Il serait même le deus ex machina de la violente opération de démolition des bidonvilles d’Harare qui a laissé 700 000 Zimbabwéens sans-abri en mai dernier.
C’est la preuve que l’homme n’a pas perdu la main depuis qu’il a fait basculer l’Éthiopie dans la tyrannie. C’était au lendemain de la chute, en 1973, du dernier empereur, le « Roi des rois » Haïlé Sélassié. Après l’arrestation, le 12 septembre 1974, du « 225e descendant du roi Salomon et de la reine de Saba », un organisme baptisé Comité militaire d’administration provisoire (Derg) de 112 membres émerge. Un obscur officier, né en 1937 à Walayta, dans les « basses terres » du Sud, loin des hauts plateaux de la noblesse abyssine, en prend peu à peu le contrôle. Et devient le maître absolu du pays. Fils naturel d’une servante et d’un soldat aristocrate, il grandit animé d’un désir de revanche. Sa peau foncée et sa naissance lui valent d’être traité de baria (« esclave ») par les Abyssins au teint clair qui règnent sur l’Éthiopie impériale. Sorti de l’Académie militaire en 1966, il s’initie aux thèses marxistes malgré deux séjours de formation aux États-Unis.
Assis dans le fauteuil du « Ras Tafari, Roi des rois, Lion conquérant de la tribu de Juda, Lumière du monde, Élu de Dieu », l’officier subalterne commence par décimer les deux couches de la société qui lui inspirent le plus de complexes : les aristocrates et les étudiants. C’est de ses propres mains qu’il fait disparaître Haïlé Sélassié en l’étouffant sous un oreiller imbibé d’éther, avant d’enfouir le corps de l’empereur dans un trou creusé sous les latrines de son bureau. Il passe par les armes plus d’un millier de dignitaires, dont 60 hauts responsables, ministres et membres de la famille royale.
Le 4 mars 1975, il nationalise les terres, jette plus de 60 000 étudiants dans les campagnes, officiellement pour « expliquer la révolution », en réalité pour les y faire mourir.
Démagogue, Mengistu arme les paysans sans terre, les chômeurs et les repris de justice pour mener le combat de la « lutte des classes » contre les « contre-révolutionnaires », en clair pour s’attaquer aux propriétaires terriens, aux commerçants, aux intellectuels Il déclare la guerre au Parti révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRP) dont il élimine ou emprisonne tous les militants réels ou supposés.
En juillet 1976, devant une foule immense rassemblée sur la place de la Révolution, à Addis-Abeba, il brise plusieurs bouteilles d’un liquide rouge comme le sang. C’est l’annonce de la « Terreur rouge », nom que la rhétorique révolutionnaire donne à des assassinats et emprisonnements à grande échelle.
En pleine guerre froide, il signe une alliance avec l’Union soviétique, reçoit équipements militaires, agents du KGB, conseillers cubains, est-allemands Et déclare la guerre à la Somalie dans l’Ogaden, ainsi qu’à la rébellion indépendantiste érythréenne, dans le nord du pays.
Entre 1983 et 1984, au nom de la « villagisation », il déplace de force des centaines de milliers de personnes du nord vers le sud, l’objectif étant de vider la partie septentrionale du pays d’une population réputée hostile à son régime. Un exode inédit sur le continent qui contribue à instaurer une grave famine.
Quand il fuit le pays en 1991, chassé par un mouvement de guérilla dirigé par l’actuel Premier ministre, Mélès Zenawi, il laisse derrière lui un bilan calamiteux : un demi-million de morts, des centaines de milliers de déplacés, plus de 200 villages rasés, 1,5 million de personnes touchées par une famine atroce
Le responsable de ce désastre ne regrette rien. En 1999, dans une interview publiée par le quotidien sud-africain The Star, la seule qu’il a donnée à ce jour, il déclare : « Le prétendu génocide était une guerre pour la défense de la révolution. » Avant de dénier au régime éthiopien toute « légitimité légale ou morale pour juger la révolution éthiopienne ».
L’un des pires dictateurs de l’Afrique indépendante risque de terminer ses jours dans l’impunité, à l’instar du Chilien Augusto Pinochet, décédé le 10 décembre dernier. Dans le silence complice du monde ?
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