La guerre du hijab aura-t-elle lieu ?

Après nos enquêtes en Tunisie, en Algérie et au Maroc (J.A. nos 2388, 2392 et 2395), une question demeure : va-t-on vers un affrontement généralisé entre laïcs et religieux ?

Publié le 19 décembre 2006 Lecture : 8 minutes.

Vu de loin, le tableau ne présente pas de dissonances : le voile se répand uniformément dans les trois pays du Maghreb. Partout, il s’affiche dans les rues, les administrations et les universités. Chaque femme voilée a ainsi l’impression – ou l’espoir – de sauver son âme, sa réputation ou son avenir. Dissimuler sa chevelure suscite le sentiment confortable de plaire à Dieu.
De loin, toujours, toutes les porteuses de hijab se ressemblent : l’uniforme islamiste a remplacé le haïk, le safsari ou la djellaba traditionnels. De ce point de vue, le tchador a indiscutablement appauvri les traditions vestimentaires maghrébines. Pour désigner les jilbab et autres burqa, les Algériens, avec leur humour si particulier, parlent de « scaphandre » ou de « Kinder surprise ». Et pour le foulard à plis, de « 33 tours ». Les grands gagnants dans l’affaire ? Les commerçants, bien sûr, pour qui les moutahajibbat sont devenues une cible marketing de choix. Pourtant, en y regardant de plus près, des différences apparaissent. Si le socle religieux est commun – l’Algérie, la Tunisie et Maroc sont de tradition sunnite -, l’histoire comme les mentalités diffèrent, et les réactions au voile sont loin d’être identiques.
L’Algérie, réputée conservatrice, et le Maroc, jaloux de ses traditions, offrent un contexte a priori moins hostile au voile. En Tunisie, en revanche, le développement spectaculaire du phénomène surprend. De Tahar Haddad à Habib Bourguiba, du fameux « contrat kairouannais » (qui, au XIVe siècle, interdisait la polygamie) au code du statut personnel, l’émancipation des Tunisiennes paraissait irréversiblement engagée. Il n’en est pas de même en Algérie, où l’essor du féminisme fut contrarié par l’antagonisme entre taqlid (« imitation ») et tajdid (« renouveau »), par les divergences linguistiques (francophones/arabophones) ou ethniques (Berbères/Arabes) et, à partir de 1989, par la violence politico-religieuse. Quant aux Marocaines, elles ont longtemps été tenues en laisse par une Moudawana (code du statut personnel) particulièrement rétrograde, qui n’a été amendée qu’en 2005, grâce à Mohammed VI. En dépit de la persistance d’un discours conservateur qui entend faire des femmes les « garantes de l’authenticité marocaine » – lequel explique d’ailleurs largement leur empressement à se voiler -, elles ont réussi avec réalisme à élargir leur champ d’action et à imposer comme un fait accompli leur présence dans tous les métiers.
Les traditions du discours religieux sur la question diffèrent, elles aussi, d’un pays à l’autre. Les Marocains ont leurs oulémas et leurs lieux de savoir. Les Tunisiens ont leurs cheikhs de la Zitouna. Mais l’Algérie a toujours manqué d’institutions théologiques. Du coup, il n’y a pratiquement pas eu de débat sur le voile. À moins de remonter très loin en arrière, jusqu’au lendemain de l’indépendance, quand Cheikh Kheiredine, le chef de file du courant religieux au sein du mouvement nationaliste, se déchaîna contre les citadines dévoilées
Au Maroc, le roi est « Commandeur des croyants », ce qui donne aux manifestations de religiosité une certaine légitimité et permet d’échapper aux polémiques outrancières. En Tunisie, c’est l’inverse. Au nom du progrès, on s’y est efforcé d’expurger la législation de toute référence religieuse. Dans le premier cas, la laïcité est simplement inconcevable. Dans le second, c’est le religieux qui paraît porter atteinte aux structures de la société d’aujourd’hui.
En dépit de son caractère uniformisateur, le hijab n’a donc pas le même statut juridique dans les trois pays du Maghreb. Rien dans la Moudawana marocaine et dans le code de la famille algérien ne s’oppose au port du voile. À l’inverse, celui-ci constitue un véritable défi à la politique d’émancipation engagée, dès 1956, par Bourguiba. Personne n’a oublié le geste du Combattant suprême enlevant leur fichu à une brochette de femmes venues le féliciter… Il existe dans ce pays un militantisme antivoile qui n’a pas d’équivalent ailleurs.

Des raisons de l’« envoilement »
Le « retour du voile » est un phénomène récent en Tunisie : deux ou trois ans, à peine. Il a commencé il y a une dizaine d’années au Maroc et encore plus tôt en Algérie : au moment de la montée de l’islamisme, à la fin des années 1980, voire avant. « Il n’y a pas davantage de voiles dans les rues, il y a plus de femmes qui sortent », affirme un sociologue algérien interrogé par Cherif Ouazani (J.A. n° 2392). Dans certaines régions de Tunisie, le Nord-Ouest et le Sud par exemple, il reste même l’exception.
Toutes nos enquêtes le démontrent : les raisons qui incitent les femmes à prendre le voile sont partout les mêmes. Elles vont de la piété à l’influence des conflits du Moyen-Orient, en passant par la prostitution ! Globalement, elles relèvent moins du religieux que de considérations socio-politico-esthétiques. Mais il y a quand même des nuances. En Tunisie, le phénomène de mode domine, ainsi qu’une certaine fascination pour des modèles venus d’ailleurs (Golfe et Moyen-Orient). Dans certains cas, la misère joue son rôle. Ainsi, le voile est sans doute plus répandu dans les faubourgs pauvres d’Alger ou les campagnes marocaines déshéritées que dans des villages tunisiens où le niveau de vie est plus décent et le taux d’analphabétisme moins élevé.
Dans ce dernier pays, il est plus difficile que, par exemple, au Maroc, d’établir un lien direct entre progression du hijab et montée de l’islamisme. Les intégristes tunisiens ont une marge de manuvre réduite, alors que les collègues marocains ont pignon sur rue et une vedette nommée Nadia Yassine. Faute de contacts avec des militants sur le terrain, les Tunisiennes sont surtout influencées par les chaînes arabes satellitaires et les prêcheurs clandestins. Un mouvement comme Al Adl Wal Ihsane, dont l’influence ne cesse de grandir au Maroc, n’a pas d’équivalent dans ce pays. En fait, le royaume chérifien apparaît de plus en plus comme le laboratoire d’un certain « féminisme islamique », dont témoigne par exemple l’énorme manifestation qui, en mars 2000, fit descendre dans les rues de Casablanca une marée de femmes voilées et fières de l’être.
Par ailleurs, si les Algériennes et les Marocaines présentent souvent le voile comme une sorte de passeport pour l’émancipation, ou un droit d’accès à la cité, il n’en va pas de même pour les Tunisiennes, dont la présence dans tous les secteurs de la vie active est une réalité depuis bien longtemps. Pour ces dernières, le voile est donc moins une garantie de droit qu’un choix personnel, davantage une mode qu’une nécessité sociale. De même, le désir « de tranquillité et de discrétion » souvent invoqué par les Algériennes et les Marocaines l’est rarement en Tunisie, où la liberté de mouvement des femmes est entrée dans les murs.

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Le paradoxe tunisien
Au Maroc et en Algérie, le port du voile est généralement justifié par la nécessité d’un « retour » aux valeurs traditionnelles. En Tunisie, c’est en termes de « trahison », ou peu s’en faut, qu’il est le plus souvent perçu. Le foulard y apparaît comme une remise en question des acquis de l’émancipation féminine. Pourquoi les Tunisiennes, qui jouissent du statut le plus avancé du monde arabe, éprouvent-elles le besoin de revendiquer le port d’une tenue dans laquelle les féministes ne voient qu’une marque de soumission ? Soumission d’autant plus étonnante qu’elle est volontaire…
Si un certain nombre de Tunisiens affirment « comprendre » les raisons qui conduisent leurs surs, leurs filles ou leurs épouses à porter le voile, d’autres s’y opposent frontalement. Selon un sondage cité dans J.A., 57 % des jeunes Marocains sont favorables au voile. Il est loin d’être assuré que le résultat serait identique en Tunisie. D’autant que les pionnières du féminisme, ainsi que les militantes du parti au pouvoir (le RCD) et d’un certain nombre d’associations comme les Femmes démocrates sont prêtes à engager les hostilités contre une pratique vestimentaire qui, à leurs yeux, risquent de vider le code du statut personnel de sa substance. Au Maroc, ce sont, au contraire, les opposants au hijab qui sont montrés du doigt.
Le paradoxe algérien est différent. Pourquoi, dans un pays où l’islamisme a été défait par les armes et par les urnes, le voile s’est-il généralisé ? N’aurait-on pas dû interdire ce symbole de la « décennie noire », la page la plus sombre de l’histoire de l’Algérie indépendante ? La vérité est que les défenseurs de la laïcité ne courent pas les rues dans ce pays. Et que même une militante de la première heure comme Louisa Hanoune, le leader du Parti des travailleurs, d’obédience trotskiste, doit s’accommoder de voir ses camarades du comité central porter le voile !

Voile et législation
La législation marocaine sur la question est floue. La Constitution garantissant « le libre exercice de la religion », le législateur en profite pour ne pas légiférer. Certes, le règlement intérieur d’une entreprise privée peut parfaitement prohiber le port du voile, mais un licenciement pour ce motif est difficilement envisageable.
Pas de mesures coercitives en Algérie, non plus. L’État reste neutre, probablement en raison de la volonté de mener à son terme la « réconciliation nationale » et/ou de ménager les islamistes. En outre, engager un débat sur ce thème reviendrait à rouvrir le dossier ultrasensible du code de la famille, une « patate chaude » dont le législateur ne souhaite surtout pas se saisir.
Jaloux de son caractère « laïc », l’État tunisien paraît quant à lui largement pris au dépourvu par l’émergence du phénomène. Entre un Occident qui le considère comme le meilleur élève de la classe en matière de laïcité et un Orient bigot qui, par chaînes satellitaires interposées, l’accuse d’être sans foi, il est pris en tenaille. En se voilant, les Tunisiennes tentent-elles de refaire une virginité religieuse à leur pays ? Il n’est pas sûr que les autorités cèdent à ce chantage. Dans l’immédiat, elles interdisent sans interdire vraiment, essaient de sévir sans mécontenter l’opinion et de laisser faire les femmes voilées sans donner l’impression de régresser.

Pour finir
Être pour ou contre le voile, c’est se positionner « pour ou contre la modernité » « pour ou contre l’Occident », « pour ou contre la charia ». Tous les chercheurs voient dans ce phénomène le « marqueur » privilégié d’un monde musulman aux prises avec une insurmontable contradiction entre une apparence moderne et des réflexes archaïques, un insatiable besoin de consommation et un déni constant du mode de vie occidental. Certains vont jusqu’à parler de « schizophrénie » Si, pour les uns, le voile exprime une féminité plus assumée, il entérine, pour les autres, la discrimination entre les sexes.
De fait, il est à craindre qu’il ne traduise davantage des conflits idéologiques, des fractures identitaires et le rapport de force Islam/Occident qu’une volonté de faire avancer la cause des femmes. Comme si les sociétés arabo-musulmanes se cherchaient désespérément à travers le miroir féminin.

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