Terreur, mensonges et vidéo

L’homme le plus recherché d’Irak est-il ce chef islamiste charismatique et sanguinaire dépeint par l’administration américaine ? Ou un vulgaire tueur érigé en mythe pour justifier une répression aveugle ?

Publié le 18 octobre 2004 Lecture : 9 minutes.

Son nom est mêlé à toutes les horreurs que vit l’Irak au nom de la résistance. Sa traque justifie aux yeux des Américains les bombardements quotidiens de Fallouja ou de Samara, avec leur lot de victimes civiles. Sa tête vaut désormais aussi cher que celle d’Oussama Ben Laden : 25 millions de dollars. Avant la guerre d’occupation de l’Irak, l’administration Bush le présentait comme la preuve vivante des liens entre le régime de Saddam Hussein et al-Qaïda. Depuis, Abou Mossab al- Zarqaoui est devenu un cauchemar américain.
Attentat au camion piégé contre le siège de l’ONU à Bagdad en août 2003, appels à la rébellion contre l’occupant, attaques spectaculaires et meurtrières, enlèvements,
décapitations d’otages les « faits d’armes » attribués à ce Jordanien de 38 ans ne manquent pas. Le Pentagone a mobilisé toute la technologie dont il dispose, y compris le Sigint, Signals Intelligence, le nec plus ultra en matière de renseignement électronique. Aucune communication, qu’elle soit en ondes hertziennes, par voie de satellite ou en réseau informatique ne peut lui échapper. Pourtant, Zarqaoui court toujours. Si l’on peut dire, la CIA et les médias américains affirmant qu’il a perdu une jambe à Tora Bora, en 2002, dans les bombardements des B-52 sur ces hauteurs de l’Afghanistan. Des sources salafistes jordaniennes assurent qu’il n’a jamais été à Tora Bora, qui est situé à l’opposé de Herat, où il dirigeait à l’époque un camp de formation militaire. Cet unijambiste, qui, selon l’administration Bush, se serait fait soigner à Bagdad avec la bénédiction de Saddam, fait trembler aujourd’hui l’Amérique. Il recrute à tour de bras et sème la terreur aux quatre coins du pays. C’est du moins ce qu’affirment les forces d’occupation et l’administration Bush.
Des voix de plus en plus nombreuses, cependant, contestent cette version des faits. Le rôle de Zarqaoui serait un mythe, tout comme les armes de destruction massive de Saddam. Dans la presse américaine, des doutes commencent à poindre à propos de cet homme sans visage. Les seules photographies qu’on ait de lui sont celles de l’anthropométrie de la police jordanienne, qui l’avait arrêté une première fois en 1993 et une seconde fois en 1996. Sa voix, dûment identifiée par la CIA, serait celle que l’on entend sur les premiers
messages audio appelant au djihad, diffusés en Irak quelques semaines après l’offensive américaine, en mars 2003. En revanche, le SOS lancé à son chef présumé Oussama Ben Laden, en mai 2004, et intercepté par la CIA serait un faux grossier. Des passages entiers de cette lettre sont consacrés à l’apostasie des chiites pour trahison.
Le « petit voyou » de Zarqa a-t-il les épaules assez larges pour unifier cette véritable mosaïque qu’est la résistance irakienne, commanditer les attentats de Casablanca (mai 2003) et de Madrid (11 mars 2004), et envisager une attaque à la ricine contre le métro londonien ? Dispose-t-il de capacités d’organisation suffisantes pour, à la fois, ordonner des opérations de plus en plus audacieuses, recruter des kamikazes à discrétion et échapper à la traque permanente des forces coalisées et des chasseurs de primes de tout acabit ?
À voir son parcours, Zarqaoui n’a ni le charisme d’un Ben Laden, ni le bagage idéologique d’un Aymen al-Zawahiri, ni le sens tactique d’un Mohamed Atef. Son itinéraire ressemble à celui de ces Arabes paumés qui, dans les années 1980, ont décidé de sacrifier leur jeunesse sur l’autel du djihad contre l’Union soviétique en Afghanistan. Quant à ses méthodes, elles font davantage penser à celles d’un vulgaire Djamel Zitouni, chef sanguinaire des fameux GIA algériens.
L’argument avancé par ceux qui doutent de l’importance de l’homme le plus recherché d’Irak tient au fait que ce « héros » est invisible; il est annoncé partout et nulle part, derrière les attentats de Mossoul au nord, de Baaqouba au centre, ou de Kerbala au sud. Sa présence en Irak, en 2002, avait offert à Colin Powell le chaînon manquant pour prouver les liens entre Saddam et Ben Laden. Aujourd’hui, la chasse à l’homme permet de justifier toutes les dérives des forces d’occupation, en particulier le bombardement
quasi quotidien de Fallouja.
Les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé et les nombreux rapports de police qui ont accompagné sa tumultueuse jeunesse en disent long sur le parcours de ce salafiste enragé. Adulé ou haï, Zarqaoui est peut-être la plus grosse imposture de ce début de siècle. Même si derrière le mythe, il y a un homme qui existe ou a existé.
Ahmed Fadil Nezzal al-Khalifa est né en 1966 à Zarqa, au nord d’Amman, une ville prolétaire de 800000 âmes, damnées pour la plupart, où s’entassent Bédouins, paysans
ruinés et réfugiés palestiniens de 1948 et de 1967. Issu d’une famille modeste de la tribu bédouine des Bani Hassan, nomadisant entre la Jordanie, l’Irak et l’Arabie saoudite, Ahmed Fadil a sept surs et deux frères. Enfant, il a pour terrain de jeu le cimetière de Zarqa. Adolescent, il a un sérieux penchant pour l’alcool, ce qui lui vaudra d’être régulièrement l’invité du commissariat de quartier. « Il n’était pas très grand, mais il était courageux », se souvient son cousin Mohamed Zawahra, cité par le New York Times. Zarqaoui n’est pas pour autant homme à prendre la défense de la veuve et de l’orphelin. Il est plutôt du genre à importuner les jeunes filles, et sera même arrêté pour une affaire de murs. En 1984, il quitte avec fracas son lycée, où il est plus connu pour ses coups de gueule que pour son engagement politique. Désuvré, il se découvre une
cause avec le départ pour le djihad en Afghanistan. Il a 23 ans quand il arrive, en 1989, à Peshawar, au sud du Pakistan, capitale des volontaires arabes dans la guerre contre
l’envahisseur soviétique. Il y fait sa première rencontre importante, celle d’Abdallah Azzam, un dieu vivant pour les moudjahidine. Prônant le salafisme djihadiste, Azzam est
jordanien d’origine palestinienne. Ahmed Fadil se choisit un nom de guerre, Abou Mossab. Azzam y ajoutera Zarqaoui, en référence à la ville natale du bouillonnant volontaire,
téméraire au combat, mais prompt à verser des larmes quand il ânonne une sourate du Coran.
Abou Mossab participe à la libération de Khost et entre victorieusement à Kaboul sous la direction des seigneurs de guerre Gulbudine Hekmatyar et Djalal Edine Haqani, deux hommes activement recherchés aujourd’hui par les forces américaines en Afghanistan. Après la débâcle de l’armée Rouge, il troque son fusil-mitrailleur contre un stylo pour lancer une publication destinée aux Jordaniens ayant choisi la voie du djihad. Mais il sait à peine écrire. À l’époque, les publications djihadistes sont nombreuses à Peshawar, et Abou Mossab apprend qu’un reporter du magazine Al-Bonian al-marsous (« l’édifice solide ») s’est blessé au cours d’un accrochage avec l’armée Rouge. Son nom ? Salah Hami. Abou Mossab lui rend visite sur son lit d’hôpital. Il lui propose de lui « offrir » sa jeune sur en mariage s’il lui apprend les rudiments de l’écriture. Le marché est conclu. Le film vidéo tourné à l’occasion de la fête contient les dernières images connues du présumé chef terroriste.
Même s’il est son « frère de djihad », Abou Mossab ne voue pas à Ben Laden une admiration sans borne. La différence d’origine sociale n’y est pour rien. Sa méfiance à l’égard du grand argentier du salafisme mondial tient davantage à des divergences stratégiques. Contrairement à Ben Laden, Abou Mossab est opposé à l’idée de rassembler l’ensemble des volontaires arabes dans un seul mouvement transnational. Il partage en cela les convictions d’Abdallah Azzam, qui défend l’idée de l’indépendance des organisations nationales des moudjahidine. Selon le témoignage de ses compagnons, Zarqaoui n’a jamais
rencontré Ben Laden et n’a jamais fait partie d’al-Qaïda. Ce que contestent les services américains et israéliens.
Au début des années 1990, Abou Mossab fait la connaissance, à Peshawar, de Raed Kherissat, alias Abou Abderrahmane Chami, chef incontesté d’une organisation salafiste
kurde, Ansar al-Islam. Il se lie d’amitié avec lui, mais Abou Mossab abrège son séjour à Peshawar. Il est déçu par l’attitude de ses alliés afghans d’hier qui s’entre-tuent pour le pouvoir à Kaboul. Plus grave : son père spirituel, Abdallah Azzam, est assassiné dans un attentat à la voiture piégée en 1992. Il décide de retourner chez lui, à Zarqa, et s’engage dans une organisation salafiste du nom de Bayaat al-Imam (« allégeance à l’Imam ») qui tente de monter des opérations militaires au-delà du Jourdain. En 1993, les moukhabarate (services de renseignements) jordaniennes découvrent un lot d’armes et d’explosifs dans le modeste magasin de location de vidéocassettes religieuses qu’Abou Mossab tient à Zarqa. Il est incarcéré à la prison de Swaqa, dans le désert jordanien. C’est là qu’il peaufine ses connaissances religieuses. Il apprend enfin le Coran et se constitue un réseau de connaissances parmi les militants salafistes. En prison, il côtoie des détenus politiques, parmi lesquels Leith Chubeilat, grande figure des Frères musulmans jordaniens et célèbre opposant à la famille royale hachémite. Les deux hommes ont de longues discussions, mais Abou Mossab confie à Chubeilat qu’il n’hésiterait pas à l’abattre s’il en avait l’occasion : « Votre combat passe par l’urne, lui assène-t-il, le nôtre, par le fusil-mitrailleur. Vous croyez à la démocratie, alors que la souveraineté n’appartient pas au peuple mais à Dieu. » Aujourd’hui, Chubeilat fait partie de ceux qui pensent que le rôle de Zarqaoui est exagéré. Il estime qu’il n’a pas suffisamment d’envergure pour les habits qu’on veut lui faire porter. Néanmoins, le médecin de la prison de Swaqa, cité par le New York Times, se souvient de l’influence d’Abou Mossab sur ses codétenus : « Parfois, il lui suffisait d’un simple regard pour obtenir ce qu’il désirait de ses fidèles. »
En mars 1999, Zarqaoui quitte Swaqa après une amnistie générale à la suite de l’intronisation du roi Abdallah II. « Il n’avait qu’une seule envie, raconte Djerrah
Qaddah, leader des salafistes jordaniens: retourner en prison. » Une sorte de blues de la liberté. Il repart pour Peshawar en 2000, puis s’installe à Herat, en pays chiite afghan. Un épisode qui met à mal la version américaine selon laquelle Abou Mossab tiendrait les chiites en horreur, car c’est parmi eux qu’il a retrouvé le goût du djihad. Il met en place un camp d’entraînement à Herat et fait le coup de feu avec les talibans contre l’Alliance du Nord du commandant Massoud. Les attentats du 11 septembre 2001, l’invasion
de l’Afghanistan et les bombardements de l’armée américaine, Abou Mossab les vivra à Herat, qu’il quitte à la chute du régime taliban, en novembre 2001. Il n’est pas encore une priorité pour les Américains, mais son nom apparaît parmi les fugitifs d’al-Qaïda en Iran, en compagnie du fils de Ben Laden. Téhéran dément. On signale sa présence en Syrie, puis au Kurdistan, où il rejoint son ami Raed Kherissat, et enfin en Jordanie, d’où il aurait commandité l’assassinat, à Amman, de Laurence Foley, un fonctionnaire de l’Usaid (Agence américaine pour le développement). Puis il se réfugie au Kurdistan irakien, où il prend la tête d’Ansar al-Islam après la mort de Kherissat, aux premières heures de l’offensive américaine en Irak, en mars 2003.
Traqué de toutes parts, Zarqaoui se cacherait dans un triangle situé entre Kirkouk au
nord, Latifiya au sud de Bagdad et Fallouja à l’ouest. Salah Hami reconnaît son style épistolaire dans les communiqués d’at-Tawhid wal Djihad, l’organisation qu’il a créée en 2003 dans sa lutte contre les Américains. Sa voix a été identifiée sur les messages audio qu’il a rendus publics, mais ce n’est pas celle que l’on entend sur la vidéo de l’exécution de Nicolas Berg, en mai dernier. D’ailleurs, l’homme qui a décapité le businessman américain n’était pas un unijambiste Autre élément troublant : les forces coalisées présentent le millier de volontaires arabes venus combattre l’occupation de
l’Irak comme des partisans de Zarqaoui. Même si le Jordanien a essaimé quelques fidèles dans les réseaux salafistes en Europe, il est peu probable que les moudjahidine présents en Irak aient répondu à un appel de Zarqaoui. Tout comme il est difficile de croire qu’il ait joué un rôle dans les attentats de Casa ou de Madrid.
Les Américains, les Jordaniens et les services de renseignements liés au leader kurde
Jalal Talabani ont vraisemblablement exagéré l’importance de Zarqaoui au point d’en faire un personnage mythique. Un officier du SAH, les services secrets kurdes, assure que le Jordanien a été dépêché au Kurdistan par Ben Laden avant le 11 septembre. « Il s’agissait
de préparer un autre refuge pour al-Qaïda, et la région de Khurmal ressemble à celle de Tora Bora. » Peut-être, mais Khurmal n’est pas un sanctuaire inexpugnable comme le sont les hauteurs de Tora Bora.

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