Éternel combat

En matière d’émancipation féminine, la Tunisie fait figure de modèle dans le monde arabe. Mais les acquis doivent être défendus en permanence.

Publié le 18 octobre 2004 Lecture : 4 minutes.

Que manque-t-il aux Tunisiennes ? Pas grand-chose si l’on en juge par les acquis juridiques dont elles bénéficient et si l’on compare leur condition à celle des autres femmes du monde arabe. S’il a fallu attendre mai 2004 pour que les Marocaines soient considérées comme des sujets à part entière, si les Algériennes désespèrent toujours de voir amender le code de la famille qui les maintient dans un statut de mineures à vie, et si les femmes du Golfe endurent encore l’arbitraire du patriarcat, les Tunisiennes sont les égales des hommes depuis près d’un demi-siècle.
En 1929, Tahar Haddad publiait Notre femme selon le droit musulman, un véritable brûlot pour l’époque, exhortant ses compatriotes, au nom de l’islam, à accorder aux femmes le droit au travail ou à l’éducation. Ce qu’allait leur offrir en 1956 le père de l’indépendance, Habib Bourguiba, en faisant promulguer le code du statut personnel, le texte le plus radical d’émancipation féminine en terre musulmane. Enfin, en 1987, comprenant que l’émancipation des femmes engageait la Tunisie dans la dynamique de la modernité et constituait un rempart contre l’intégrisme, le président Ben Ali faisait de la consolidation de leurs acquis la pierre angulaire de sa politique sociale.
Résultat : des mesures révolutionnaires qui abolissent la polygamie, la répudiation et le tutorat. La notion coranique d’obéissance de la femme au mari cède la place au respect mutuel des époux. Le divorce relève désormais des tribunaux. Un planning familial performant permet aux Tunisiennes de contrôler efficacement les naissances. De 1992 à 1995, une série d’amendements du code du statut personnel assure un Fonds de garantie de la pension alimentaire et de rente du divorce, autorise les mères à accorder leur consentement au mariage de leur enfant mineur et à transmettre leur nationalité à leurs enfants de père étranger.
Ces mesures se traduisent par d’évidents progrès : l’espérance de vie des Tunisiennes passe de 51 ans en 1966 à 73 ans en 1994. Le taux de scolarisation des filles âgées de 6 ans avoisine aujourd’hui les 100 % et la moitié des étudiants sont de sexe féminin. L’accès des femmes aux filières de sciences expérimentales et économiques s’intensifie. De nombreuses professions se féminisent. Ainsi, 63 % des pharmaciens et 57 % des chirurgiens dentistes sont des femmes. La moitié des effectifs enseignants est de sexe féminin, lequel représente le quart des juges, des journalistes et des fonctionnaires. Les femmes chefs d’entreprise se comptent par dizaines. Les pilotes de ligne et les présidentes-directrices générales ne sont plus une curiosité. Si le domaine politique reste le parent pauvre de cette émancipation, des efforts ont été consentis depuis 2000 avec l’accréditation de plusieurs ambassadrices et la nomination d’une femme gouverneur et d’un maire. Plus significative est la conquête de métiers traditionnellement dévolus aux hommes. La société tunisienne compte ses femmes policiers, dockers, pêcheurs ou chauffeurs de bus. Et force est de reconnaître qu’au-delà des slogans il existe bel et bien une « Tunisie des femmes ».
Alors, que manque-t-il encore aux Tunisiennes ? L’égalité devant l’héritage, répondent certaines ; mais aussi la possibilité d’épouser un non-musulman, une situation juridique moins précaire pour les mères célibataires et un texte reconnaissant clairement que le code du statut personnel n’est plus inspiré du modèle religieux.
Et du côté des hommes ? Certes, le mâle tunisien reste un peu sonné par cette incursion massive de la femme dans la vie de la cité. Mais « les hommes admettent que les femmes sont devenues des partenaires légitimes, confirme une juriste. Ils savent que leur devoir est d’assurer le bien-être du fils autant que celui de sa soeur. Par conséquent, des dossiers comme la polygamie ou la répudiation sont clos. »
Paradoxalement, il semble que si recul des mentalités il y a, il est à chercher du côté des femmes. En dehors de quelques intellectuelles et de militantes à la cinquantaine épanouie, les Tunisiennes ne sont plus très nombreuses à vouloir porter le projet d’émancipation à son aboutissement. « Nous ne nous reconnaissons pas dans l’attitude de nos propres filles. Alors que nous avons vécu dans l’idée de transformer notre pays par le savoir et l’intelligence, nos filles semblent désabusées. » Elles se désintéressent de la politique, dont les jeunes en général semblent faire peu de cas. À leurs yeux, le travail compte désormais plus que le diplôme. Le compagnon aisé plus que le mari idéal. L’étreinte d’un moment plus que l’amour éternel. Sans parler d’une nouvelle jeunesse dorée dont le souci premier se résume souvent à quelques signes extérieurs de réussite sociale. D’où vient cette culture d’une féminité superficielle ? Est-ce par manque de confiance dans leurs capacités ? Est-ce dû à un environnement économique et social plus difficile ? À des chaînes de télévision en arabe qui déversent toutes sortes de programmes, du tragique feuilleton irakien à la « Star Academy » made in Lebanon ? Est-ce tout cela conjugué qui pousse de plus en plus de jeunes filles à arborer le voile comme symbole de repli identitaire d’un côté, ou à céder à la frénésie consommatrice de l’autre ? Attention, préviennent les militantes. Gare aux nouvelles formes de polygamie dissimulées, à la tutelle économique des hommes, à la régression intellectuelle. Bref, le combat continue.

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