Quand le gaz adoucit les moeurs
Depuis trente-quatre ans, les autorités de la Jamahiriya célébraient le 7 octobre les victimes de la colonisation italienne. Rien de tel cette année.
Publié le 18 octobre 2004 Lecture : 3 minutes.
Pour la première fois depuis trente-quatre ans, les Libyens n’ont pas célébré, le 7 octobre, le « Jour de la vengeance » à la mémoire des victimes de la colonisation italienne (1911-1943). D’ordinaire, en signe de deuil, ils s’habillent de noir ou arborent à tout le moins une bande de tissu de cette couleur. À midi, ils observent une minute de silence, tandis que la circulation s’arrête partout dans le pays. Les liaisons téléphoniques et aériennes avec le monde extérieur sont interrompues, les programmes de télévision sont diffusés en noir et blanc et les journaux, pleins d’éditoriaux enflammés, s’interdisent l’usage de la couleur.
Décidément, les temps changent. Ce 7 octobre 2004, dans le village côtier de Mellitah, près de la frontière tunisienne, le plus grand gazoduc reliant l’Afrique à la Méditerranée a été inauguré. Mouammar Kadhafi et Silvio Berlusconi, le président du Conseil italien, en ont profité pour enterrer la hache de guerre. Du coup, la Journée de la vengeance a été reléguée aux oubliettes. « Nous voulons désormais consacrer ce jour à l’amitié et à la coopération entre la Libye et l’Italie, une coopération cimentée par le projet gazier que nous inaugurons aujourd’hui », a commenté le « Guide ». En gage de bonne volonté, il a autorisé les vingt mille ex-colons italiens encore en vie – ceux-là mêmes qu’il expulsa le 7 octobre 1970 – à se rendre en Libye. « Nous nous sommes affrontés sur le champ de bataille et nous avons crié vengeance. Aujourd’hui, nous nous rencontrons en amis », a répliqué Il Cavaliere, qui a gratifié son hôte du titre de « Guide de la liberté ».
À Mellitah, sous un soleil de plomb, une plaque commémorative a été dévoilée. Après quoi, Kadhafi a appuyé sur un bouton. D’une immense torchère, une flamme d’un rouge éclatant s’est élevée dans le ciel sans nuage. Sous les applaudissements. La bourgade dispose désormais d’une usine de traitement et d’une station de compression du gaz naturel. Elle est aussi le point de départ d’un gazoduc baptisé Green Stream, qui traverse la Méditerranée jusqu’au port de Gela, en Sicile, où une station de réception reliée au réseau italien a été construite. À certains endroits, Green Stream repose par plus de 1 000 mètres de fond. Un record du monde, selon les spécialistes.
Le projet a été mené à bien par un joint-venture associant à parts égales la libyenne NOC et l’italienne ENI. Il a nécessité un investissement total de 6,6 milliards de dollars. C’est le premier grand projet libyen de valorisation du gaz. À plein régime, la production devrait atteindre 10 milliards de m3 de méthane par an. Deux milliards de m3 resteront en Libye et 8 milliards seront exportés. La part d’ENI dans les réserves libyennes récupérables est de 950 millions de barils équivalents pétrole (bep). Chargée de la commercialisation du gaz, la division ENI Gas & Power a déjà signé des contrats avec plusieurs clients européens, dont la France.
Le gaz provient de deux gisements. Baptisé Bahr Essalam (la mer de la Paix), le premier se trouve en Méditerranée et devrait produire 6 milliards de m3/an. Le second est situé à Wafa, dans le désert qui jouxte la frontière avec l’Algérie. Production prévue : 4 milliards de m3/an. Le gazoduc Mellitah-Gela est long de 540 km, le pipeline entre Wafa et Mellitah de 530 km et celui, sous-marin, reliant Bahr Essalam à Mellitah de 110 km.
La Libye étant son principal fournisseur d’énergie, l’Italie travaille depuis longtemps dans les instances transnationales – particulièrement à Bruxelles – à sa réintégration dans la communauté internationale et dans le dialogue euro-méditerranéen. Contre l’avis de son allié américain, bien sûr… C’est sur son insistance que, le 11 septembre, l’Union européenne a fini par lever son embargo sur les ventes d’armes à Tripoli, en vigueur depuis 1986. La voie est ouverte à la négociation d’un accord d’association comparable à ceux qui ont été conclus avec les autres pays d’Afrique du Nord.
