Petit dragon deviendra grand

Doté d’infrastructures performantes, le pays affiche des résultats économiques honorables. Mais il doit aujourd’hui faire face à une concurrence extérieure renforcée, tout en créant des emplois pour les jeunes.

Publié le 18 octobre 2004 Lecture : 8 minutes.

Rares sont ceux qui auraient parié, à son arrivée au pouvoir en 1987, qu’il allait autant s’intéresser à l’économie. On pensait que le nouveau président, Zine el-Abidine Ben Ali, était plus familier des questions de sécurité et ne pouvait donc pas sortir l’économie du pays du marasme dans lequel l’avait plongé une fin de règne chaotique. On disait alors qu’il fallait confier ce dossier à un superministre ou un Premier ministre, comme l’avait fait son prédécesseur Habib Bourguiba, avec Ahmed Ben Salah ou Hédi Nouira. Force est de reconnaître que dix-sept ans après, les craintes ont été balayées. Amis et adversaires à l’intérieur et à l’extérieur conviennent, avec les institutions internationales, que la Tunisie a mené une politique économique dont les résultats la classent parmi les pays émergents, stade avancé auquel aspirent les nations en développement. Le président français Jacques Chirac a parlé, dès 1995, de « miracle tunisien », tandis que d’autres parlent « d’oasis de paix » ou encore de « dragon ». Le fait est que la Tunisie est devenue une société moderne. Ben Ali a su faire fructifier les acquis fondamentaux de l’ère Bourguiba en matière d’encouragements à l’initiative privée, d’éducation et de formation des ressources humaines, de contrôle des naissances, d’émancipation de la femme. Et il est allé encore plus loin : privilégiant l’innovation, il a compris très tôt le besoin de s’adapter à la mondialisation et d’engager le pays sur la voie d’une économie fondée sur le savoir et la technologie.
Au départ, deux Premiers ministres au profil politique – Hedi Baccouche et Hamed Karoui – se sont succédé pour assurer la transition politique, avant la nomination, en 1995, de l’actuel Premier ministre Mohamed Ghannouchi, un spécialiste de la gestion. Régime présidentiel oblige, ce dernier se comporte comme « le premier des ministres », et c’est au Palais présidentiel de Carthage que les décisions continuent de se prendre. C’est là que se tiennent les réunions à caractère économique. À défaut d’être un spécialiste, Ben Ali a révélé, au fil des ans, une fibre pour la matière. Il est servi en cela par un certain bon sens et par ses qualités d’organisation. Avant chaque séance de travail, il potasse ses dossiers, puis arrive muni de fiches qu’il consulte de temps à autre pour diriger les discussions. Il surprend souvent par sa connaissance des moindres détails du sujet du jour. Généralement, confie l’un de ceux qui ont assisté à de telles réunions, il en connaît plus que le ministre en charge du dossier. Lorsque celui-ci est incomplet, il demande qu’on refasse la copie. Sa formation dans le renseignement militaire lui sert. Ben Ali ne se fie pas à une seule source. Il vérifie tout, consulte, recoupe et décide. Une multitude de mesures ont ainsi été prises, toutes destinées à améliorer l’environnement des affaires. Il les prend comme l’aurait fait un homme de terrain, note un chef d’entreprise. Il sait qu’il est là pour régler les problèmes et non pour mettre des bâtons dans les roues des entreprises qu’il a contribué à réhabiliter aux yeux de l’administration et du public. « En matière économique, Ben Ali est un libéral au vrai sens du terme, estime un autre chef d’entreprise. Je l’ai souvent entendu dire : il faut laisser travailler les hommes d’affaires et les aider pour qu’ils créent de la richesse. Il l’a fait parfois contre l’avis de ses ministres et de l’administration qui avaient trop tendance à vouloir tout régenter. »
Dès son arrivée au pouvoir, Ben Ali a eu à mettre en oeuvre des réformes qui ont commencé avec un programme d’ajustement structurel (PAS) conçu avec l’aide de la Banque mondiale en 1986. Le pays a retrouvé, au bout de cinq ans, ses équilibres macroéconomiques tout en devenant un « bon élève » de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ben Ali s’est engagé résolument dans ce programme, en l’appliquant à son propre rythme, et en gardant un « filet social » représenté par les différents programmes de solidarité nationale. Pour des raisons humanitaires, certes. Mais aussi pour des raisons politiques : il prive en même temps ses adversaires intégristes d’un terreau d’agitation auprès des plus démunis. Les réformes pour la modernisation de l’économie se poursuivent, et le volet social demeure très présent.
Le premier résultat de ces réformes est sans conteste le taux de croissance annuel du Produit intérieur brut (PIB) de 5 % en moyenne entre 1988 et 2003. Ce qui est très positif quand on sait que pendant la même période le taux de croissance démographique est passé de 2,3 % à 1,1 %. Parallèlement, les fondamentaux économiques sont restés sous contrôle, notamment en matière d’inflation, de déficit budgétaire et d’endettement (voir « Ces chiffres qui parlent »). « Ce qui est remarquable, note Ezzedine Saidane, patron d’un cabinet de conseil, c’est que cette croissance s’est faite dans un environnement sain et pas dans une économie dopée. Elle est stable, donc elle est de bon augure pour l’avenir. » Un atout pour la Tunisie, qui peut rapidement surmonter les crises internationales ou les aléas climatiques. Pour Férid Ben Brahim, président du groupe de conseil financier et stratégique Axis, « l’étude des crises vécues par l’économie tunisienne depuis 1987, notamment celles de 1991 (baisse du tourisme à la suite de la guerre du Golfe), de 1995 (mauvaise année agricole) et de 2002 (à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et de la sécheresse) indique qu’elle a acquis une capacité de résistance, mais aussi de réaction assez impressionnante. C’est probablement le résultat d’une conjonction de facteurs, dont les plus importants sont la discipline macroéconomique et la diversification croissante de la structure du PIB. Cela est également le résultat du mode de « gestion » des crises qui a évité les ajustements brutaux. En 1991, alors que les entrées touristiques avaient fortement baissé et que la croissance des partenaires européens avait fléchi, le PIB tunisien a quand même augmenté de 3,9 %, pour monter à 7,8 % en 1992. Après les événements de septembre 2001 et malgré la sécheresse qui perdurait, le PIB a crû de 1,7 % en 2002 pour rebondir à 5,6 % en 2003. »
Cette croissance s’est accompagnée d’une plus large ouverture vers l’extérieur. Les exportations de marchandises ont été multipliées par plus de trois entre 1988 et 2003 et ont connu une croissance à peu près égale à celle des importations, qui ont triplé pendant la même période. En 2004, la part des exportations dans le PIB se situait à 45 %, et celle des importations à 50 %.
La Tunisie reçoit 3,5 millions de touristes occidentaux et plus de 1,5 million de visiteurs des pays d’Afrique du Nord. Le pays obtient de plus en plus de financements sur les marchés internationaux de capitaux à la faveur des bonnes notations des agences de notation qui attestent de sa crédibilité.
C’est cette ouverture au monde extérieur qui a contribué au passage d’une économie essentiellement fondée sur l’agriculture, les phosphates, les textiles et le tourisme, à une économie plus diversifiée. Les exportations du pays se sont étendues aux produits à plus forte valeur ajoutée, comme le matériel électrique et électronique, et les équipements mécaniques. Un véritable culte de l’exportation s’est développé dans le pays. Les entreprises exportatrices ont droit à une exemption fiscale de 100 % sur les bénéfices. « Grâce aux mesures prises par le président, ceux qui travaillent à l’export n’ont aucun problème, souligne un chef d’entreprise tunisien. Ils peuvent notamment disposer d’une partie des devises encaissées comme bon leur semble pour voyager et mener à bien leurs opérations de prospection et d’expansion à l’étranger. »
Plus de 2 500 compagnies étrangères, dont certaines multinationales, se sont donc implantées à la faveur d’un environnement favorable à l’attraction des investisseurs étrangers. On citera British Gas, Lee Cooper, Benetton, Alcatel, Siemens, Latécoère, Leoni AG, Valeo, Lucent Technologies, Fuba, Tunera. Elles apprécient la stabilité sociale et politique du pays, les avantages fiscaux consentis aux sociétés exportatrices, la proximité de l’Europe, la disponibilité d’une main-d’oeuvre qualifiée et les coûts de production assez bas. La vocation d’ouverture ne pouvait être illustrée que par le fait que la Tunisie a été le premier pays au sud de la Méditerranée à signer en 1995 avec l’Union européenne un accord d’association prévoyant l’établissement progressif d’une zone de libre-échange à l’horizon 2008.
Le troisième champ d’action est celui de la relance des grands travaux d’infrastructures. Une dizaine de grands barrages ont récemment été construits afin de mobiliser les ressources hydriques pour l’agriculture et l’eau de consommation. Les zones industrielles, technopoles et établissements universitaires poussent comme des champignons. Dans les transports, aéroports, ports, chemins de fer, routes et autoroutes, ont été modernisés ou étendus, ou sont sur le point de l’être. À titre d’exemple, en 1987, le pays ne disposait que d’un seul tronçon d’autoroute d’une cinquantaine de kilomètres entre Tunis et Hammamet. Aujourd’hui, il en compte 203 km (Tunis-M’Saken et Tunis-Bizerte). D’autres voies sont en cours d’aménagement. L’année 2004 devrait voir l’achèvement de la construction de l’autoroute Tunis – Medjez el-Bab – Oued Zarga (67 km), vers l’ouest du pays. Et le 9 août, Ben Ali a donné le coup d’envoi des travaux de réalisation de l’autoroute M’Saken-Sfax, longue de 98 km. Au total, le réseau autoroutier atteindra environ 360 km d’ici à 2006 ; il sera sept fois plus étendu qu’en 1987.
Au lendemain du scrutin du 24 octobre, Ben Ali retrouvera ses dossiers économiques et sociaux. Un taux de croissance de 5 %, c’est bien, mais il reste insuffisant. Les objectifs sont d’atteindre au moins 7 %. Pour cela, il faut répondre à plusieurs questions. Comment relancer l’investissement privé et l’épargne nationale quelque peu ralentis ces dernières années ? Comment faire en sorte que les investissements directs étrangers, jusque-là modestes malgré les avantages comparatifs du pays, atteignent des niveaux plus élevés ? Comment créer des emplois pour les 35 000 chômeurs diplômés qui ont de la peine à croire que le taux officiel du chômage ne se situe qu’à 14,3 % de la population active. Comment faire face, dès 2005, à une plus grande concurrence au sein de la zone de libre-échange instaurée avec l’Union européenne et à de nouvelles règles de l’OMC qui vont mettre à rude épreuve les entreprises nationales, notamment celles du textile et de l’habillement ? Comment faire pour que le secteur bancaire devienne plus performant et qu’il surmonte les difficultés nées du poids élevé des impayés ? Comment améliorer la bonne gouvernance à tous les niveaux ? Comment moderniser l’administration et renforcer son niveau, avec des cadres capables de se mettre au service de la création de richesses ? Comment accroître le rendement du tourisme ? Autant de questions chaudes qui n’ont pas été débattues sérieusement au cours de la campagne électorale.

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