La guerre des nerfs

Même si le pire l’affrontement armé direct semble exclu, la surenchère verbale à laquelle se livrent les deux frères ennemis ne laisse espérer aucun rapprochement.

Publié le 18 octobre 2004 Lecture : 4 minutes.

C’est bien connu : il ne faut pas croire ce qu’écrivent les journaux. Les diplomates onusiens et tous ceux qui s’intéressent encore au dossier du Sahara occidental ont sans doute eu besoin de cette antienne un peu éculée pour apaiser l’inquiétude qui, ces temps-ci, ne peut que saisir le lecteur néophyte des gazettes marocaines et algériennes. De part et d’autre, il n’est question que de bruits de bottes, de concentration de troupes à la frontière, d’achat d’armes et d’« irréparable » à éviter à tout prix : une vraie guerre des mots, à la limite souvent de l’hystérie, qui n’est pas sans rappeler le climat des années 1970 et 1980, quand un mur de méfiance et d’hostilité séparait les deux voisins. Comment en est-on revenu là, au point que tous les tuyaux qui maintenaient encore l’Union du Maghreb arabe (UMA) en état de survie artificielle semblent avoir été débranchés ? Au point aussi où le traditionnel réexamen du contentieux saharien par le Conseil de sécurité de l’ONU, prévu pour le 31 octobre, prend des allures de réunion de crise ?
Comme d’habitude dans la relation algéro-marocaine, la forme et les susceptibilités jouent presque autant que le fond, avant que tout s’enchaîne. Ainsi, lorsque, à l’occasion du sommet de la Ligue arabe, fin mai, à Tunis, Mohammed VI semble saluer un peu froidement Abdelaziz Bouteflika, au lieu de lui donner l’accolade, le président algérien n’est pas loin d’assimiler cette prise de distance à un acte de défiance – ce qui n’était peut-être pas le cas. Deux mois plus tard, la décision marocaine de lever l’obligation de visa faite aux Algériens désireux de se rendre dans le royaume pose un problème beaucoup plus sérieux, même s’il relève, là aussi, de la procédure. Geste de bonne volonté dans le cadre de la fraternité maghrébine selon Rabat, cette mesure a le don d’irriter au plus haut point un Bouteflika qui a horreur de se sentir ainsi piégé : nul, en effet, ne l’a prévenu, informé, consulté à propos d’une décision – totalement unilatérale, donc – qui concerne directement la sécurité nationale algérienne. La réciprocité, attendue un peu naïvement par Rabat, à savoir la réouverture des frontières, n’aura donc pas lieu. Le mois de torpeur aoûtienne passé, la machine s’emballe. À la mi-septembre, l’Afrique du Sud reconnaît la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Ce gros revers diplomatique pour le Maroc est salué comme il se doit à Alger, où l’on se frotte les mains avec ostentation. Quelques jours plus tard, à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, Bouteflika qualifie le royaume de « pays colonisateur », suscitant aussitôt un mémorandum au vitriol de la part du ministère marocain des Affaires étrangères sur le thème de l’Algérie « tuteur du Polisario », désireuse de s’approprier le Sahara. En visite à Pretoria le 5 octobre, Abdelaziz Bouteflika salue « l’impact hautement positif » de « l’importante décision » sud-africaine. Au même moment, dans une lettre au secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, le président sahraoui, Mohamed Abdelaziz, menace, en termes à peine voilés, de rompre le cessez-le-feu en vigueur depuis 1991. Le 8 octobre, le représentant du Maroc à l’ONU évoque l’urgente nécessité d’« empêcher à tout prix l’embrasement de la région ». De part et d’autre enfin, mais surtout, il faut le reconnaître, du côté marocain, médias et politiciens multiplient les fausses alertes, les éditoriaux venimeux et les petites phrases assassines : un jeu de ping-pong dangereux, qui paraît heureusement s’être ralenti depuis quelques jours.
Même si, fort heureusement, le pire, c’est-à-dire un affrontement armé direct, semble exclu – Rabat et Alger ont depuis longtemps appris à flirter avec les lignes rouges sans jamais les dépasser -, cette longue crise de nerfs est significative d’une sorte d’autisme parallèle dont souffriraient les deux frères ennemis du Maghreb. D’un côté, les Algériens, pour qui il n’est de solution au casse-tête saharien que technique et légaliste et qui privilégient le vecteur ONU, via la dernière version du plan Baker (une période d’autonomie interne de cinq ans, suivie d’un référendum d’autodétermination). De l’autre, les Marocains, qui, après avoir mis un terme à un double langage de vingt ans – pour le référendum à l’extérieur, contre à l’intérieur -, ne tiennent plus désormais qu’un seul discours : le Sahara est et demeurera marocain. Pour Rabat, la solution passe par un dialogue politique avec Alger, dans le cadre d’une dynamique de parrains marginalisant l’ONU et permettant de faire l’économie d’un référendum dont le résultat ne pourrait être que hautement aléatoire. Les efforts du ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, qui oeuvre de concert avec la France et les États-Unis pour mettre en place un cadre de règlement parallèle à celui de l’ONU, sont ainsi accueillis avec beaucoup de faveur par le roi Mohammed VI.
Ces deux logiques seraient-elles faites pour ne jamais se rencontrer ? Est-on condamné – et le Maghreb avec – à évoluer sans cesse entre drôle de paix et drôle de guerre ? Bien rares sont, sur ce dossier, les réflexions imaginatives et indépendantes. Celle du Marocain Abraham Serfaty, ancien opposant et « sahraouiphile » de toujours, en est une. Partant du double principe que le Maroc n’abandonnera jamais son « Sahara récupéré » et que les Sahraouis ont pour revendication légitime de s’administrer eux-mêmes, l’ancien exilé politique réitérait, début octobre, dans les colonnes d’Al-Ayam, les contours de sa proposition. Une large autonomie du Sahara occidental, avec un gouvernement indépendant et un parlement propre siégeant tous deux à Laayoune, le Maroc ne conservant la haute main que sur ce qui relève du domaine réservé du Palais – à savoir la Défense et les Affaires étrangères. Le lien serait ainsi maintenu avec le roi et le royaume, et rompu avec le gouvernement, le Parlement, la police du Maroc, bref avec le Makhzen. Pourquoi ne pas y réfléchir ?

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