La femme qui plantait des arbres

Le Nobel de la paix 2004 ne laisse personne indifférent. La militante écologiste est une forte tête, trop indépendante, trop frondeuse. Pas assez politiquement correcte. Polémique.

Publié le 18 octobre 2004 Lecture : 4 minutes.

« Je pensais que l’intention d’Alfred Nobel était de distinguer une personne ou une organisation ayant activement travaillé pour la paix. Il est étrange que le comité ait complètement écarté les problèmes avec lesquels le monde vit quotidiennement et donné le prix à une militante écologiste » : ainsi s’exprimait Carl Hagen, le chef du Progress Party norvégien, après avoir appris la consécration de la Kényane Wangari Maathai. Quelques voix se sont jointes à la sienne pour déplorer ce choix et demander : « Qu’est-ce que planter des arbres a à voir avec la paix ? »
Qui osera affirmer qu’un environnement dégradé, une atmosphère polluée ou des terres devenues impossibles à cultiver, n’ont pas de conséquences sur la vie des gens ? Qui niera que la pauvreté peut être mère de bien des conflits ? Mais inutile de la défendre, Wangari Maathai n’a jamais eu sa langue dans sa poche, et elle n’a besoin de personne pour répondre à sa place : « Nombre de guerres sont provoquées par la lutte pour les ressources, comme l’eau et le pétrole au Proche-Orient. Ici en Afrique, nous avons des minerais, de la terre, du bois. Je pense que les jurés du Nobel regardent au-delà des affrontements pour essayer de comprendre comment l’humanité peut prévenir les conflits. Le développement durable promeut la paix. »
Ce ne sont pas les Congolais, dont les richesses ont suscité moult convoitises et entretenu une guerre des années durant, qui diront le contraire.
Rappel à l’ordre pour les pays du Nord et leurs montagnes de déchets, le Nobel de Wangari Maathai est aussi un avertissement pour le Sud, qui ne doit pas considérer que la protection des forêts, des animaux et des cours d’eau est un luxe de pays nantis. Le Green Belt Movement n’est ni Greenpeace ni le World Wildlife Fund (WWF), c’est une association africaine qui se bat pour l’Afrique, intégrant protection de l’environnement et développement communautaire. En saluant l’organisation non gouvernementale (ONG) Médecins sans frontières en 1999, le comité norvégien se faisait l’avocat de l’aide et de l’ingérence occidentales. Cinq ans plus tard, il s’adresse désormais à l’Afrique comme à une adulte capable d’agir par elle-même. Le progrès est notable.
Ce d’autant que Wangari Maathai n’a pas reçu le prix Nobel pour son seul engagement écologiste, mais aussi pour toutes ces années durant lesquelles elle a combattu en faveur de la démocratie et du droit des femmes. Entre 1978 et 2002, le Kenya a vécu sous la férule de Daniel arap Moi, qui n’a accepté d’ouverture au multipartisme qu’en 1991. S’il n’est pas de comparaison possible avec l’Ouganda d’Idi Amin ou l’Éthiopie de Mengistu Haïlé Mariam, le régime arap Moi reposait néanmoins sur la violence, la corruption et le népotisme : les droits de l’homme étaient bafoués chaque jour ; nombre d’intellectuels, dont l’écrivain Ngugi Wa Thiong’o, furent contraints de s’exiler ; et, en 1997, lors de l’élection présidentielle, plusieurs centaines de manifestants succombèrent sous les balles de la police.
Le Nobel de Wangari Maathai récompense donc toute une génération de militants qui, à défaut de pouvoir s’exprimer sur la scène politique, ont travaillé au corps la société kényane et, chacun à sa manière, combattu le système de l’intérieur. Associations de planning familial, syndicats, défenseurs de la liberté de la presse, ONG, organismes de microcrédit, intellectuels, écologistes, tous ont contribué à l’alternance historique – et pacifique – de 2002. Certes, les caciques de la politique kényane sont toujours aux commandes, mais parmi eux, il y a des John Githongo (voir J.A.I. n° 2277) et des Wangari Maathai qui viennent du terrain sans avoir de « plan de carrière » politique préétabli.
Bien sûr, les jurés du Nobel auraient pu distinguer un autre Kényan, l’ex-ministre des Affaires étrangères, placardisé par Mwai Kibaki à l’Environnement pour de basses raisons politiciennes. Le charismatique avocat Stephen Kalonzo Musyoka s’est illustré avec talent dans les négociations de paix entre le gouvernement soudanais et la Sudan’s People Liberation Army de John Garang. En pleine crise au Darfour, le choix eût été judicieux et médiatique. Mais convenu. En préférant une femme de la trempe de Wangari Maathai, les jurés ont envoyé un signal fort aux hommes politiques du continent (« Messieurs, vous faites mal votre travail ! ») et placé l’environnement au coeur de leurs préoccupations.
Autre raison de se réjouir : pour la seconde fois en deux ans, le prix Nobel de la paix est attribué à une femme. De surcroît, une forte tête. Le jour de son divorce, au début des années 1970, son mari l’accuse d’adultère. Loin de se démonter, elle confirme les faits et ajoute que si son époux était sexuellement à la hauteur de ses exigences, elle n’aurait pas eu besoin de prendre un amant. Plus tard, elle n’hésitera pas à accuser certains dirigeants de détruire des forêts protégées pour faire pousser… de la marijuana ! Provocation ? Évidemment. Mais comment se faire entendre quand la presse est muselée, les épouses cantonnées à la cuisine et le pouvoir confisqué par un cercle restreint de nantis ?
Si, dans l’ensemble, les Kényans se félicitent de l’attribution du Nobel à l’une des plus persévérantes militantes du pays, des notes discordantes se font déjà entendre. Wangari Maathai, Kikuyue revendicatrice, n’hésite-t-elle pas à déclarer : « L’excision est au coeur de l’identité des Kikuyus. Toutes nos valeurs sont bâties autour de cette pratique » ? Ou encore, à propos du sida : « Je suis sûre que les gens savent d’où cela vient. Et je suis presque certaine que ce n’est pas des singes » ? Elle ne correspond pas aux canons de la « bienpensance » et du politiquement correct occidentaux : il y aura des dérapages.
Frondeuse, radicale, incontrôlable, parfois violente, Wangari Maathai est une femme en colère, portée par des certitudes politiques fortes. Elle choque, elle dérange, elle bouscule. Comme toutes les Africaines, elle travaille d’arrache-pied quand beaucoup d’hommes fainéantent. Au-delà des polémiques, c’est peut-être ce que l’on retiendra d’elle : tandis que certains palabrent sous un manguier ou donnent des ordres depuis l’ombre d’un fromager, elle plante des arbres. Tout un symbole.

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