Jacques Derrida, entre exil et résistance

Avec la mort du penseur de la « déconstruction », auteur d’une soixantaine d’ouvrages, la France perd le dernier de ses grands philosophes.

Publié le 18 octobre 2004 Lecture : 4 minutes.

Il est mort le philosophe, mort l’ami des petites gens et de la vérité, mort le penseur de Donner la mort, mort le maître précoce et incontesté de la déconstruction du monde. À 74 ans, Jacques Derrida, né à El-Biar, près d’Alger, en 1930, est donc décédé le 9 octobre 2004, d’un cancer qui l’a rongé pendant plusieurs années. Il est parti au petit matin, entre la frontière d’une nuit qui s’achève et la limite indicible d’un jour qui commence. L’Amérique savante où il a longuement professé le pleure comme sa seconde patrie, la France regrettera longtemps de ne pas avoir su le retenir à un moment où la plupart des intellectuels subissaient l’attrait de l’Ouest. Son oeuvre est si mal connue du grand public que tous les grands organes de presse, à commencer par Le Monde, qui lui a consacré un imposant cahier spécial de dix pages, ont cru bon de « déconstruire » son oeuvre à leur façon.
Déconstruire, le mot lui revient de droit, non pas au point de vue étymologique, puisqu’il existait avant lui (avec un usage plus restreint et précieux), mais en son sens subversif. Sémantiquement et intellectuellement. N’est-ce pas cette définition qu’il a voulu donner lorsqu’il rappelle que la déconstruction est une « analyse des structures sédimentées de la pensée » ?
À l’image d’un philosophe comme Gilles Deleuze, décédé en 1995, le plus « innocent » de tous, de Maurice Blanchot (1907-2003), d’Emmanuel Lévinas (1905-1995) ou d’un sociologue comme Pierre Bourdieu, autre compagnon de route, né la même année que lui et mort en 2002, Jacques Derrida est l’artisan roboratif et discret de la modernité du texte, qu’il a lu dans une perspective critique. Il est le chantre à la fois de la « différence » (Deleuze), de l’« Autre » (Lévinas) et de la « distinction » (Bourdieu), travaillant quelque part dans un horizon qui pourrait se situer entre L’Anti-OEdipe et La Reproduction, deux livres clés des sciences sociales de la seconde partie du XXe siècle. Les uns et les autres ont conduit avec éclat d’étincelantes carrières qui ne manquaient ni de panache personnel ni évidemment de la remise en question, parfois radicale, des attendus de savoir et des protocoles du bien-penser, ainsi que de la méthode qui présidait alors à l’établissement des concepts. Ils sont allés jusqu’à innover à des moments où la condition de production du discours – ce que l’on appelle savamment épistémê, d’où épistémologie – était soumise à une multitude de clauses intellectuelles arides ou pompeuses.
Mais inventifs, ils l’ont été de manière presque démesurée, lorsqu’on sait que, naguère, la démesure était un critère distinctif de la folie. On ne dira jamais assez combien l’Académie leur doit d’avoir désobéi aux formes éculées de la pensée classique, muselée qu’elle était par une série d’opérateurs figés et peu sincères qui servaient plus encore à la contrainte qu’au jaillissement.
Cela étant, et bien qu’il ait connu les grandeurs et les servitudes de la pensée française durant un demi-siècle, Jacques Derrida avait réussi le pari de faire partie des meilleurs en étant très différent d’eux, comme s’il devait être parent et étranger tout à la fois. En 1967, il fait paraître un livre prémonitoire, L’Écriture et la différence, qui sera aussitôt suivi d’un ouvrage théorique, De la grammatologie, La Dissémination venant plus tard, en 1972.
Arrive Mai 68 et ses nécessaires bouleversements sociaux, politiques et idéologiques. Jean-Paul Sartre était au sommet de sa gloire, entouré de ses émules. Pour le bonheur de tous, l’existentialisme, d’un côté, le structuralisme de Claude Lévi-Strauss, de l’autre, rivalisaient à la montagne Sainte-Geneviève, tandis que les cercles lacaniens, vilipendés comme il se doit, ne cessaient de proliférer. Parallèlement, la méthode foucauldienne faisait des merveilles dans des domaines aussi divers que la prison ou la sexualité, tandis que Roland Barthes détricotait le désir et la langue à la manière d’un alchimiste.
L’heure était à l’artifice, au clinquant, mais aussi à la plus dérouillée des tentatives d’élargissement du champ des possibles. Sur les bancs glacés des amphis, les sciences humaines faisaient salle comble et imprégnaient tant et si bien la pensée contemporaine qu’il n’était point de mécène, d’amateur raffiné ou de ministre en faveur à ne pas se revendiquer d’elles et à s’offrir une gloire éphémère, étalant quelques connaissances et déclinant le nom de son analyste.
Jacques Derrida n’est plus, et soudain le paysage de la pensée française s’est rétréci. Il aura écrit plus d’une soixantaine d’ouvrages. Certains nous sont familiers, au sens où ils ont accompagné les premiers pas de tout bachelier ou de tout thésard qui se respectait, d’autres, plus exigeants, nous demeureront certainement obscurs et à jamais inaccessibles. De toute façon, si elle n’est pas illisible, l’oeuvre de Derrida – dès lors qu’elle est diablement conceptuelle – demeure parfaitement élitiste et sans concession. Elle n’est ni un feuilleton, ni un vade-mecum, encore moins un ersatz pour émissions littéraires express. Pour l’aborder, il est préférable de s’armer de quelque bagage théorique, sortir de la torpeur convenue des lectures actuelles, dépasser le canevas nu et refuser toute posture acquise. Le XXe siècle ne cesse de se séparer de nous, et cela avant même – faut-il le déplorer, faut-il l’accepter ? – que le XXIe n’ait totalement terminé sa mue. Mais tout porte à croire que nous ne connaîtrions plus jamais ces joyeux artisans de la pensée complexe, et leurs étranges lubies ? Changement d’époque, changement de concept.

* Écrivain. Auteur du Dictionnaire amoureux de l’Islam, Plon, 2004.

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