Fin de règne

Grâce à ses succès contre l’islamisme armé, Moubarak parvient depuis vingt ans à faire passer la pilule de son autoritarisme et de ses échecs économiques. Les attentats du 7 octobre pourraient tout changer.

Publié le 18 octobre 2004 Lecture : 4 minutes.

Le 7 octobre, vers 22 heures, trois explosions ont troublé la quiétude des stations balnéaires égyptiennes sur la côte de la mer Rouge. À Taba, une voiture piégée a partiellement détruit l’hôtel Hilton, tout près de la frontière israélienne. Presque au même moment, deux autres voitures piégées faisaient explosion à Ras Chaytane et Nueiba, deux villages de vacances situés à quelques dizaines de kilomètres de là. Bilan : 34 morts et 105 blessés, pour la plupart israéliens. C’est la première fois que les stations du Sinaï, où trois cent mille touristes israéliens ont séjourné en 2003 en dépit des mises en garde des autorités, sont prises pour cible. Les attentats sont les plus meurtriers que l’Égypte ait connus depuis ceux de Louxor, en 1997.
L’islamisme armé est-il de retour en Égypte ? Il faudra répondre par l’affirmative si l’enquête en cours apporte la preuve que des Égyptiens ont participé à l’opération – ce qui n’est pas exclu. Mais il est tout aussi probable que les auteurs des attentats soient des membres d’al-Qaïda infiltrés dans le pays via l’Arabie saoudite ou la Jordanie.
Les enquêteurs égyptiens semblent privilégier cette seconde piste. Parce que les mouvements islamistes locaux, notamment le Jihad islamique et la Gamaa Islamiya, ont renoncé à la lutte armée depuis six ans. Et que l’impitoyable répression dont ils ont été l’objet (arrestations, incarcérations, surveillance constante, etc.) a brisé leurs structures organisationnelles dès le milieu des années 1990. De plus, la Gamaa Islamiya a fermement condamné les attentats.
Quoi qu’il en soit, trois groupes inconnus jusqu’ici ont revendiqué l’opération : le Groupe islamiste mondial, les Brigades de l’unification islamique et le Groupe du martyr Abdallah Azzam. Dans des communiqués diffusés sur Internet, ils affirment avoir voulu venger l’assassinat par l’armée israélienne, au mois de mars, de cheikh Ahmed Yassine, le fondateur du Hamas, mais aussi les « martyrs palestiniens et arabes tombés en Palestine et en Irak ». Ils s’en prennent au « régime égyptien collaborateur », qui a ouvert son pays « aux infidèles et aux débauchés ».
Qui sont ces groupes ? Leurs membres sont-ils liés à certains groupes égyptiens ? Mystère. Pour l’heure, une quinzaine de Bédouins spécialisés dans la contrebande des armes dans le Sinaï sont interrogés par la police égyptienne. Ils auraient apporté une aide aux terroristes….
Curieusement, l’Égypte avait été jusqu’ici épargnée par le terrorisme international, alors qu’elle était souvent citée parmi les cibles potentielles d’al-Qaïda. La dernière fois, c’était le 1er octobre, dans un message attribué à Aymen Al-Zawahiri, le bras droit d’Oussama Ben Laden… Pour le régime d’Hosni Moubarak, c’est indiscutablement un tournant très dangereux. Grâce à la relative stabilité dont bénéficiait son pays et à ses succès dans la lutte contre l’islamisme armé, il avait jusqu’à présent tant bien que mal réussi à faire passer la pilule de son autoritarisme, de son refus de partager le pouvoir et de son rejet des réformes institutionnelles et politiques exigées par l’opposition : levée de l’état de siège en vigueur depuis 1981, nomination d’un vice-président assurant la continuité de l’État en cas de vacance du pouvoir, réforme du code électoral, ouverture du champ politique et médiatique, etc.
En mettant à nu les failles du système sécuritaire égyptien, les attentats du Sinaï pourraient inciter certains officiers supérieurs à sortir de leur réserve et à prendre les devants de manière à pouvoir, le jour J, faire face à toute éventualité. D’autant que Moubarak, dont la santé est chancelante, semble hésiter entre deux solutions pour pérenniser son pouvoir : briguer un cinquième mandat de six ans en 2005 ou passer le relais à Gamal, son fils cadet (42 ans), déjà patron incontesté du Parti national démocratique (PND), au pouvoir.
Le raïs, qui vient de se rendre en visite officielle en Italie et en France (du 11 au 14 octobre), sait que sa marge de manoeuvre se réduit et que le soutien dont il bénéficie en Occident n’est ni inconditionnel ni illimité. Prendra-t-il néanmoins le risque d’ignorer les appels à la réforme émanant tant des élites intellectuelles du pays que des puissances amies, à commencer par les États-Unis et l’Union européenne ?
On peut d’autant plus le redouter que cet homme de 76 ans a toujours manifesté un caractère très autoritaire. Il a d’ailleurs fait une partie de sa carrière dans l’armée – il fut, de 1967 à 1975, le patron de l’aviation – avant d’accéder à la vice-présidence, puis, en 1981, à la présidence de la République. Pour lui, la liberté, la démocratie et le pluralisme sont, dans le contexte égyptien, le plus sûr chemin vers le désordre et l’anarchie. À la veille du congrès du PND, fin septembre, il n’a par exemple pas pris de gants pour rappeler les limites des réformes qu’il entend mettre en route : pas d’ouverture politique dans un contexte économique difficile, et pas de légalisation des Frères musulmans, le plus vieux, le mieux structuré et, sans doute, le plus populaire des partis égyptiens.
Cette intransigeance, qui se traduit par de fréquentes campagnes de répression contre les opposants et les militants des droits de l’homme, pourrait inciter les diverses forces d’opposition (islamistes, nationalistes arabes, socialistes et libéraux) à se radicaliser et, surtout, à se liguer contre un régime qu’elles jugent sclérosé et réfractaire à tout changement.
Quand Moubarak s’empara du pouvoir, il y a vingt-trois ans, son pays était en pleine déliquescence. Pendant les premières années de son interminable règne, il parvint à renouer des relations avec les « frères » arabes (interrompues après la conclusion d’une paix séparée avec Israël, en 1979), à relancer la machine économique, à récupérer la totalité du Sinaï et à éradiquer les mouvements islamistes radicaux. Las, à l’instar de bien d’autres dirigeants, il n’a pas su résister à l’usure du temps et aux tentations du pouvoir personnel, avec ses inévitables corollaires que sont l’autoritarisme, l’immobilisme et la corruption. Si elle se confirme, la renaissance du radicalisme islamiste n’en serait qu’une conséquence pour ainsi dire « naturelle ».

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