Bush lâché par les Arabes-Américains

En 2000, environ 45 % d’entre eux avaient voté pour le candidat républicain. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 27 % à lui faire confiance.

Publié le 18 octobre 2004 Lecture : 5 minutes.

« Depuis que le New York Times a écrit que le New Jersey est en passe de devenir un nouveau champ de bataille électoral, il faut plus que jamais mobiliser les Arabes-Américains en faveur de John Kerry. On va enfin vous être utiles. À dimanche ! » Abed Awad, jeune avocat d’origine palestinienne engagé dans la campagne démocrate, raccroche le téléphone et démarre sa grosse berline qui file à travers les rues de Paterson, une banlieue du New Jersey où les Arabes-Américains sont largement implantés depuis les années 1970. Sa conversation avec George Kivork, le directeur de campagne du candidat démocrate, l’a réjoui.
Rarement une présidentielle aura autant divisé le pays. L’enjeu, il est vrai, n’est pas mince, y compris au plan national, en particulier pour les Arabes-Américains. En 2000, environ 45 % de la communauté avait voté en faveur de George W. Bush. Mais depuis deux ans, la donne a changé. « La politique de George W. Bush est dangereuse pour les États-Unis, soutient Abed Awad. Et ce sont les Arabes-Américains qui ont été les premiers à en faire les frais. » Patriot Act, détention arbitraire d’immigrants arabes, guerre en Irak, impasse en Palestine… les griefs sont nombreux contre l’actuel locataire de la Maison Blanche. Mais de là à avaler la pilule des démocrates sur l’avortement, le droit des gays et la fiscalité, il y a un pas que beaucoup d’électeurs arabes-américains, notamment les commerçants et les professions libérales, hésiteront à franchir.
La communauté arabe-américaine n’est pas encore politiquement mûre. « Il y a tout un travail d’éducation à faire », explique Yasmine Hamidi, membre du NAAP-New York (Network of Arab-American Professionals). « Ce sont des gens qui viennent souvent de pays autocratiques. Il faut leur faire comprendre qu’ils ont le droit de profiter du système, c’est-à-dire aller voter, écrire aux sénateurs pour faire état de leurs doléances, s’engager politiquement… » La jeune femme, d’origine irano-palestinienne, milite pour une meilleure représentation des Arabes-Américains. Certes, ils ne sont que 3 millions, contre plus de 34 millions d’Africains-Américains et 40 millions d’Hispaniques. Mais pour Yasmine, la sous-représentation ne tient pas au poids démographique.
Présents depuis le milieu du XIXe siècle, « les Libanais et les Syriens sont presque « trop » assimilés, regrette-t-elle. Les domaines qui les concernent ne les intéressent pas, et ils n’ont pas constitué de lobby à proprement parler. » Les autres sont arrivés plus récemment et ont du mal à s’organiser. « Nous n’avons pas encore atteint le niveau de participation que nous aimerions avoir », explique Monica Tarazi, de l’Arab-American Anti-Discrimination Committee (ADC), l’une des deux associations nationales qui luttent en faveur des droits des Arabes. « Il y a trop peu de membres de la communauté engagés politiquement. Les Arabes connus se comptent sur les doigts d’une main. » Un manque de visibilité dû en partie à l’extrême diversité de la communauté arabe immigrée. « Chez les Latinos, il y a une très forte présence de Mexicains et de Portoricains. Nous, nous avons des chrétiens (majoritaires), des musulmans, des Libanais, des Syriens, des Irakiens, des Égyptiens, des Palestiniens, des Marocains, des Saoudiens… »
La défense des droits des Arabes en est donc d’autant plus difficile. « Nous sommes assez faibles, mais c’est aussi de notre faute, reconnaît Monica Tarazi. On ne subventionne pas assez les campagnes électorales, par exemple. Il faudrait qu’on soit plus engagés et qu’on se manifeste auprès des politiciens à l’instar des autres communautés. » À la manière du lobby juif, par exemple ? « On en est bien loin », déplore Yasmine. Mais les choses évoluent. Depuis dix ans, les Arabes-Américains ont compris, estime Abed Awad, qu’il ne fallait pas seulement lever des fonds pour les intérêts directs de leur communauté, mais aussi commencer à penser en tant que lobby. Aujourd’hui, les deux associations qui défendent les droits des Arabes au plan national sont peu influentes au Congrès.
Avec quinze employés, l’ADC est déjà suffisamment occupée à dénoncer les discriminations, surtout depuis le 11 septembre 2001. Des histoires aberrantes, Monica en entend tous les jours. Face aux réactions de racisme parfois violentes, mais qui relèvent surtout de l’ignorance, beaucoup préfèrent ne pas faire de vagues. « Les gens recherchent leur bien-être et celui de leur famille, explique l’ADC. S’ils s’expriment dans des manifestations politiques et que les policiers débarquent ensuite chez eux et interrogent leurs enfants, comme cela est arrivé récemment, il est compréhensible qu’ils se réfugient dans le silence. Malheureusement, si nous ne nous organisons pas, nous perdrons encore plus de droits. Nous sommes si vulnérables. »
Installé confortablement devant un mezze au Byblos Express, un restaurant libanais de Paterson, Abed Awad tient à relativiser le phénomène de discrimination. « L’expérience des Arabes-Américains est identique à celle de toute communauté immigrante, d’abord décriée, puis progressivement intégrée. Peut-être qu’un observateur extérieur ne décèlera pas le poids des Arabes dans la politique nationale, mais au niveau local, nous sommes déjà très présents. Ici, à Paterson, lors des dernières élections municipales, les Arabes-Américains ont soutenu le maire, qui a été élu. Pour remercier la communauté, il a nommé l’un d’entre nous maire adjoint de la ville. » Celui-ci, Awni Abou Hadda, est arrivé en 1971 de Palestine. Il possède une boutique dans le quartier arabe, où il vend des bijoux en or importés des Émirats. Il croit au pouvoir politique des Arabes-Américains. « Une fois qu’ils ont compris l’intérêt du vote, ils s’expriment en masse. Le taux de votants est même plus élevé que dans les autres communautés. Cette année, au niveau national, notre vote sera décisif. »
En faveur de quel candidat ? Difficile à dire. Entre Bush et Kerry, le coeur des Arabes-Américains balance. En matière de politique étrangère, les deux candidats ne diffèrent guère à leurs yeux, surtout à propos du conflit israélo-palestinien. « Nous connaissons les liens entre les démocrates et le lobby juif, explique Yasmine. En même temps, Bush a créé de nombreuses frustrations dans notre communauté, à l’intérieur du pays comme au sein de nos familles là-bas. » George W. Bush semble d’ailleurs ne pas prêter beaucoup d’attention aux Arabes. Lors de leur convention annuelle, en juin, les responsables de l’ADC avaient convié les deux candidats. Du côté républicain, personne n’est venu, tandis que les démocrates ont envoyé Teresa Kerry. « Nous ne sommes qu’au début de l’engagement militant, c’est vrai, admet Abed Awad. Mais nous sommes de plus en plus nombreux à nous impliquer dans le parti. Dans dix ans, nous aurons des postes de responsabilité. »
Pour le moment, s’ils savent pertinemment ne pas être en mesure de peser sur la politique américaine en Irak ou au Moyen-Orient, les Arabes de New York pensent cependant que les lois dont ils pâtissent peuvent être changées après l’élection. Dans les Swing States, ceux où quelques voix seulement feront la différence, comme le Michigan ou l’Ohio, les Arabes-Américains sont d’ailleurs bien implantés. En mars 2004, 27 % seulement d’entre eux avaient l’intention de voter pour Bush, contre 46 % en 2000. Si seulement, espère Abed Awad, ils pouvaient se rendre massivement aux urnes. « Ne t’inquiète pas, le rassure le patron du restaurant, on va aller voter, on sait que c’est important. » « Thank you, habibi ! » s’exclame l’avocat, avant de prendre congé pour aller préparer son prochain débat sur Al-Jazira. Chaque semaine, il représente les démocrates sur la chaîne qatarie dans une émission consacrée à l’élection américaine. Lors de sa prochaine intervention, il compte donner aux Arabes-Américains dix bonnes raisons de voter Kerry. Ses chevaux de bataille ? L’Irak, l’immigration et les libertés civiques.

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