Bourguiba et la Palestine

Le 3 mars 1965, l’ancien président tunisien prononça à Jéricho un discours resté célèbrepour dénoncer l’intransigeance suicidaire des dirigeants arabes face à Israël. Trente-neufans après, en Cisjordanie, certains admettent qu’il n’avait peut-être pas

Publié le 19 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

Plus de dix mille Palestiniens vivent dans le camp de réfugiés de Deheishe, en Cisjordanie. Les anciens n’ont pas oublié l’époque où ils furent chassés de leurs villages. C’était en 1948, au lendemain de la fondation d’Israël Depuis, le camp a reçu la visite de nombreuses personnalités étrangères, mais ils se souviennent surtout de celle que leur rendit, il y aura bientôt quarante ans, l’ancien président tunisien Habib Bourguiba, du discours qu’il prononça à cette occasion dans la ville voisine de Jéricho et de la colère qu’il suscita dans le monde arabe. « Son approche du conflit au Proche-Orient était révolutionnaire, eu égard à la situation qui prévaut aujourd’hui dans les territoires palestiniens », confie Ismaïl Awda, un ancien habitant du camp, à Elaph.com, un journal électronique arabe (16 septembre 2004).
Bourguiba débarqua le 27 février 1965 à Amman, en Jordanie, après des séjours au Caire (17 au 22 février), où il fut reçu en grande pompe par Gamal Abdel Nasser, et à Riyad (22 au 27 février), où le roi Fayçal d’Arabie, pourtant réputé pour sa réserve et sa froideur,
lui réserva un accueil chaleureux. Le 3 mars, les responsables jordaniens, qui, à l’époque, administraient la Cisjordanie, organisèrent à son intention une visite de l’enclave palestinienne de Deheishe, qui, deux ans plus tard, allait être occupée par l’armée israélienne.
Abou Hilmi Faraj, 70 ans, qui eut l’honneur de l’accueillir chez lui, se souvient.
« Le directeur du bureau de l’UNRWA [l’organisme onusien chargé de venir en aide aux réfugiés palestiniens] voulait lui faire visiter l’une des maisons du camp. Il choisit la
mienne parce que le confort y était moins rudimentaire qu’ailleurs. Elle ne comptait qu’une seule chambre, mais disposait d’une courette Les habitants réservèrent à Bourguiba
un accueil triomphal. Ils le considéraient comme un héros parce qu’il avait conduit son peuple à l’indépendance.
« Que faites-vous dans la vie ? » me demanda le président.
Je travaille un jour par semaine et chôme le reste du temps, répondis-je.
Pourquoi ne construisez-vous pas une seconde chambre ?
J’espère rentrer un jour dans mon village. En attendant, je vivrais même dans la rue, s’il le fallait.
Accepteriez-vous d’avoir des Israéliens comme voisins ?
Troublé par cette question inattendue, je restai sans voix. »
« Dès qu’ils apprirent que Bourguiba allait visiter le camp, les gens réunirent spontanément leurs plus beaux meubles et les disposèrent dans la maison où il devait se rendre, raconte de son côté Ismaïl Awda. Du coup, il a cru, à tort, que tous les réfugiés vivaient dans des conditions plus ou moins acceptables. Cela l’a incité à plaider en faveur d’une politique plus réaliste envers Israël. »
À Jéricho, Bourguiba, qui était accompagné du roi Hussein de Jordanie, commença son discours sur le ton de la compassion: « Je ressens une immense douleur face aux conditions de vie difficiles des réfugiés, qui traduisent l’ampleur de la nakba [catastrophe] que nous avons subie il y a dix-sept ans. Mais votre enthousiasme et votre volonté de recouvrer vos droits m’inspirent un certain optimisme. » Après ce préambule, il entra dans le vif du sujet : « Aussi forts soient-ils, les sentiments ne suffisent pas à vaincre la colonisation. L’enthousiasme est nécessaire, mais seuls le sacrifice et le martyre pourraient garantir la victoire. » Lançant une pierre dans le jardin du raïs
égyptien, qui se voulait le champion de la cause palestinienne, Bourguiba expliqua à ses auditeurs qu’ils étaient les premiers concernés par leur cause, qu’ils devaient être à l’avant-garde du combat. Pour espérer atteindre leur but, la libération de leurs territoires, ils devraient également « se doter d’une direction douée d’une capacité de réflexion, de planification à long terme, d’anticipation des événements, de compréhension de la psychologie de l’adversaire et d’évaluation des forces en présence, afin de s’épargner une nouvelle défaite ».
Ce langage de vérité fit grincer quelques dents. Le temps était à la mobilisation générale, non aux mises en garde qui sèment le doute et divisent les rangs des combattants. Bourguiba n’hésita pourtant pas à enfoncer le clou.
« Il est très facile de se livrer à des proclamations enflammées et grandiloquentes, mais beaucoup plus difficile d’agir avec méthode et sérieux, expliqua-t-il. S’il apparaît que nos forces ne sont pas suffisantes pour anéantir l’ennemi ou le jeter à la mer » [expression utilisée par Ahmed Choukeiri, le leader palestinien de l’époque], nous n’avons
aucun intérêt à ignorer ce fait ou à le cacher. Il ne faut pas accuser tel ou tel leader arabe de défaitisme ou de compromission parce qu’il propose des solutions partielles ou provisoires. En Palestine, la politique du tout ou rien nous a conduits à la défaite. »
À l’appui de son analyse, Bourguiba évoqua longuement l’expérience tunisienne. « Nous avons mené notre combat en plusieurs étapes. Cela a facilité notre tâche, mais aussi celle des Français, qui ont ainsi pu graduer leurs concessions, les échelonner dans le temps. Ils étaient contents de pouvoir céder sur une question donnée, considérant qu’il s’agissait d’un moindre mal et que l’essentiel le maintien de leur domination coloniale se trouvait sauvegardé. Mais à chaque pas franchi, nous nous rapprochions
du but. Au fur et à mesure que la position de la France s’affaiblissait et que la nôtre se renforçait, notre marge de manuvre et nos capacités d’action devenaient plus grandes. Nous avons pu ainsi alterner les mouvements de protestation et les actions de résistance, jusqu’à la confrontation finale, qui eut lieu à Bizerte et fut le prélude à l’évacuation totale du pays. » Conclusion : « Si nous avions rejeté les solutions incomplètes comme les Arabes ont rejeté le projet de la partition de la Palestine décision qu’ils ont d’ailleurs regrettée par la suite , la Tunisie serait encore aujourd’hui sous occupation étrangère. »
Prononcée sur un ton délibérément moqueur, cette dernière phrase déclencha la colère de l’assistance. À l’issue du discours, les habitants de Jéricho comme ceux de Deheishe et des autres camps de Cisjordanie organisèrent des marches de protestation où furent scandés des slogans hostiles au président tunisien. Indifférent à la tempête qu’il avait déclenchée, celui-ci crut devoir développer le fond de sa pensée lors d’une rencontre avec des journalistes, trois jours plus tard à Jérusalem. Oui, Israël est un fait colonial, il l’avait toujours dit et n’avait pas changé d’avis, mais « les droits dont
les Palestiniens ont été privés peuvent être rétablis progressivement, par paliers », lança-t-il à un auditoire scandalisé.
Nasser, Choukeiri et les autres dirigeants de la région avaient à peine encaissé ces premières flèches que Bourguiba leur en asséna d’autres : « Il est impossible de parvenir
à quoi que ce soit si les Arabes ne mettent pas sur pied une direction nouvelle et plus qualifiée, dotée du sens des réalités » Puis, encore plus prophétique : « La meilleure des paix est celle qui ne fait ni vainqueur ni vaincu. [] Il me semble que l’on peut peut-être parvenir à une coexistence avec les juifs Un jour viendra où il apparaîtra clairement que ces tragédies n’ont aucun sens » Paix, coexistence, sens des réalités Rivalisant d’intransigeance suicidaire, les dirigeants arabes de l’époque n’étaient pas disposés à entendre de tels propos. Encore moins à en comprendre le sens.
« Bourguiba avait raison. Nous aurions dû suivre sa politique qui consiste à engranger tout ce qui peut l’être à un moment donné et à remettre continuellement ses revendications
sur le tapis », dit aujourd’hui Abou Hilmi, non sans amertume. « Faudrait-il présenter des excuses posthumes à cet homme injustement voué aux gémonies ? » s’interroge le correspondant d’Elaph.com. Réponse d’un jeune homme de Deheishe, qui n’a pas connu le
leader tunisien : « Pourquoi devrions-nous nous excuser ? Parce que nos parents ont revendiqué Jaffa et Haïfa ? Mais nous continuons de le faire, n’en déplaise à tous les dirigeants arabes réunis ! » Même son de cloche chez Hussein Rahhal, leader du Front de libération arabe, l’aile palestinienne du Baas irakien. En 1965, il vivait à Deheishe et prit part aux manifestations contre le leader tunisien : « Les masses populaires eurent raison de refuser le défaitisme de Bourguiba et de poursuivre la lutte. » Conclusion du correspondant d’Elaph.com : « Nous ne reconnaissons jamais nos erreurs et ne demandons jamais pardon. Cela ne fait pas partie de notre culture. En fait, nous n’avons pas beaucoup changé depuis le discours de Bourguiba. Les masses populaires sont à l’image de leurs dirigeants, elles sont incapables de tirer le moindre bénéfice de leurs sacrifices.
Bourguiba, qui a consacré la majeure partie de son discours à critiquer les dirigeants arabes de son époque, avait donc une bonne évaluation de la situation. »

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