Maroc, Algérie, Tunisie : les États face au défi de la sécurité alimentaire

En pleine crise liée au coronavirus et en plein mois de ramadan, les gouvernements du Maghreb veillent au grain. Objectif : empêcher des pénuries ou la flambée des prix.

Dans un commerce alimentaire d’Alger, en avril 2020. © Ramzi Boudina/REUTERS

Dans un commerce alimentaire d’Alger, en avril 2020. © Ramzi Boudina/REUTERS

fahhd iraqi

Publié le 7 mai 2020 Lecture : 8 minutes.

Ils font partie de la rare catégorie de travailleurs qui voit sa charge de travail décuplée ces jours-ci. De Rabat à Tunis, les employés de la répression des fraudes sont chargés d’une mission délicate : écumer les marchés et les commerces pour s’assurer que les prix ne flambent pas. À la veille du ramadan, la menace d’une insécurité alimentaire, décuplée par la pandémie de Covid-19, a affolé les gouvernants.

Leur crainte a été nourrie par un début de pénurie de farine et de semoule, deux produits incontournables dans les cuisines du Maghreb. Au point qu’en Algérie le gouvernement a temporairement interdit aux minoteries la vente directe au consommateur, réservant le monopole de la distribution aux commerçants détaillants et limitant les quantités d’achats pour chaque client. En Tunisie, le tarissement du marché a provoqué des mouvements protestataires. Un mois plus tard, la semoule n’est plus une denrée rare.

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Lors d’une réunion interministérielle, le 22 avril, Chérif Omari, ministre algérien de l’Agriculture, a voulu rassurer sur l’existence de « stocks stratégiques » pour quinze produits de base – notamment le blé, les fruits et la poudre de lait –, annonçant la création d’une plateforme numérique pour suivre leur disponibilité sur les marchés.

Le même jour, en Tunisie, Mohamed Msilini tenait un discours identique. « Le ministère dispose d’un stock suffisant de produits de consommation de base », déclarait le ministre du Commerce. Dans son pays, l’approvisionnement du marché et le contrôle des prix frôlent l’affaire d’État. Au point qu’aussitôt installé, au début du mois de mars, le gouvernement d’Elyes Fakhfakh lui a consacré une réunion spéciale, quand les premiers cas de Covid-19 sont apparus sur le territoire.

Production nationale au Maroc

Au Maroc aussi, l’exécutif a redoublé d’efforts en amont pour éviter l’emballement spéculatif. À la mi-mars, les droits d’importations ont été suspendus, après que le ministère de l’Économie a relevé une nette hausse de la demande. Sept semaines plus tard, la facture globale d’importation recule… sauf pour les produits alimentaires. Sur les étals, pas de valse des étiquettes. « Dieu merci, tout est disponible ! Nous sommes plus ou moins normalement approvisionnés », souffle Ali, derrière son stand de fruits et légumes. « Prenez des dattes, elles viennent d’arriver, poursuit-il en se mettant à remplir un sachet. Je vous les laisse à 30 dirhams [moins de 3 euros] le kilo. »


Le prix annoncé par le vendeur de Bouznika est bien dans la fourchette annoncée par le département de l’Agriculture (20 à 40 dirhams/kg pour les variétés de qualité intermédiaire les plus consommées). Les 35 000 à 40 000 tonnes de dattes consommées lors du mois de ramadan sont largement couverts « par les stocks issus de la production nationale et les importations », assure le ministère, ajoutant que certains produits affichent une disponibilité dépassant l’offre.

Le Plan Maroc Vert a permis d’améliorer l’approvisionnement en produits alimentaires

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« Pour la tomate, la production couvre largement les besoins de consommation du mois de ramadan, estimés à 90 000 tonnes, avec une disponibilité estimée à 120 000 tonnes », selon le département de l’Agriculture. Également disponible en abondance, le lait (110 millions de litres) et les œufs (600 millions d’unités). « Le suivi quotidien du marché par les départements concernés fait état d’un approvisionnement normal en produits alimentaires », insiste le ministère de l’Économie.

Le Plan Maroc Vert, lancé en 2008 et arrivé à terme cette année, n’y est pas pour rien. Le programme a permis, entre autres, d’améliorer substantiellement le taux de couverture des besoins nationaux de plusieurs produits de grande consommation. Avec 100 % de couverture des besoins pour les fruits, les légumes, les viandes et le lait, 50 % pour le sucre, le royaume affiche des taux parmi les plus élevés de la région.

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Un choix stratégique qui permet aujourd’hui de couvrir « les besoins largement, et à des prix stables », se félicite le ministère de l’Agriculture. Certains produits sont même moins chers que l’an passé : les légumineuses, les tomates, les oignons et les carottes, qui connaissent pourtant un pic de consommation durant le mois sacré car incontournables pour la préparation de la harira (soupe) !

Importations en Algérie

Chez le voisin algérien, aussi, les prix pratiqués dans les commerces et sur les marchés sont « en nette régression », avec « un retour à leur cours normal », indique Mustapha Zebdi, président de l’Association de protection et d’orientation des consommateurs (Apoce).

Pour faire face, l’État a demandé aux industriels d’accélérer les cadences. Le groupe laitier public Giplait a augmenté sa production de 20 %. Et Chérif Omari a promis « 18 millions de quintaux de fruits et légumes commercialisés tout au long du ramadan. »

L’État a aussi importé 4 000 tonnes de viande depuis le Brésil, selon le secrétaire général au ministère du Commerce, Karim Gueche. Et, malgré des cours en hausse, le pays a intensifié ses achats de blé sur les marchés internationaux, avec une commande de 250 000 tonnes passée au début d’avril par l’Office interprofessionnel des céréales.

« 2,5 millions de quintaux de semoule ont été injectés sur le marché depuis le début du mois de mars, soit la consommation de trois mois en période ordinaire », précise Karim Gueche, affirmant que l’Algérie dispose de stocks de blé dur permettant de tenir huit mois.

De quoi éviter les files d’attente et les bousculades observées à la mi-mars devant les commerces, qui avaient ulcéré les autorités et les professionnels de santé.

« En réalité, il n’y a jamais eu de problème quant à la disponibilité des matières premières, le blé a toujours été là, explique Mustapha Zebdi. Mais il y a eu un problème de transformation et de conditionnement dû à la forte demande. Chaque acheteur repartait avec un sac de 25 kilos. » Le réflexe de stockage a pesé sur le marché. À en croire le président de l’Apoce, « la modification du conditionnement, avec des sacs de 5 kg et de 10 kg, a fortement contribué au retour au calme. »

À la veille du ramadan, le ministre algérien du Commerce, Kamel Rezig, a appelé à rationaliser la consommation : « Le mois sacré est dédié à l’exercice du culte, c’est une occasion pour éviter les mauvaises habitudes, notamment le gaspillage. » « De toute façon, les gens se sont épuisés financièrement après avoir beaucoup acheté dans un premier temps, analyse Zebdi. Cela a contribué à ce que le réflexe spéculatif n’ait pas grand effet. »

Files d'attente pour les courses du Ramadan, au centre commercial Manar City à Tunis, en avril 2020. © Nicolas Fauque

Files d'attente pour les courses du Ramadan, au centre commercial Manar City à Tunis, en avril 2020. © Nicolas Fauque

Nouvelles habitudes de consommation

Constat similaire fait par Ali, le vendeur de fruits et légumes de Bouznika. « Généralement, les clients faisaient un tour au marché à quelques heures de la rupture du jeûne, et ils achetaient sans compter, nous explique le maraîcher. Cette année, ils s’approvisionnent une à deux fois par semaine au maximum… Les clients font attention à leurs dépenses, comme tout le monde d’ailleurs. » Les lendemains incertains bouleversent les habitudes de consommation.

La surconsommation lors de l’entrée en confinement a servi de répétition avant la vague du Ramadan

Au ministère marocain de l’Agriculture également, on consent volontiers que l’année 2020 est particulière. « Nous avons remarqué deux pics de consommation des produits alimentaires, explique Redouane Arach, directeur de la stratégie et des statistiques. Le premier, c’était à la veille du confinement, qui a engendré une fièvre acheteuse inédite ; et le second, c’est le cycle constaté à la veille de chaque ramadan. »

La surconsommation lors de l’entrée en confinement – période où les étalages se vidaient à vue d’œil et le panier de la ménagère mutait en palette de grossiste –, a servi de répétition générale avant la vague ramadanesque.

Depuis que l’état d’urgence sanitaire a été décrété dans le royaume, à la fin du mois de mars, les prix ont reflué. « Le poulet et la tomate ont baissé respectivement de 25 % et 40 %, pour retrouver ainsi leurs niveaux habituels », détaille le statisticien en chef du département de l’Agriculture.

En Tunisie aussi, la frénésie des débuts a laissé place, à la mi-ramadan, à une consommation plus sobre. Pas trop sobre, espère un commerçant en épices et en fruits secs : « En comptant la préparation de la fête de l’Aïd, qui clôt le carême, je réalise 40 % de mon chiffre annuel sur cette seule période ! »

Réforme de la distribution en vue ?

Sans compter que, cette année, le marchand doit faire face à une nouvelle concurrence… Confinement et règles d’hygiène obligent, les étals improvisés dans la rue ont été interdits. Mais la pandémie a créé de nouveaux circuits. Ainsi, les livraisons à domicile en milieu urbain ciblent une population relativement aisée, qui a les moyens de payer un panier de légumes à 50 dinars (15 euros), et qui se fait déposer sur le perron pâtisseries, entremets, fromages et feuilles de malsouka, incontournables pour préparer les traditionnelles bricks.

La commande se fait par téléphone ou via les réseaux sociaux. Une aubaine pour les petits producteurs, et une opportunité de réforme globale, pour Leith Ben Becher, membre fondateur du Syndicat des agriculteurs de Tunisie (Synagri). « La sécurité alimentaire n’est pas qu’une question de disponibilité et d’abondance, insiste le fermier. On pense toujours à l’alimentation sans penser à l’agriculture et au monde rural. Ce serait l’occasion de revoir les circuits de distribution… et le transport des ouvriers ! » « Il faudra tenir compte des nouvelles voies de consommation », acquiesce un cadre du ministère du Commerce.

Avec l’accélération de la digitalisation de l’économie, les start-up se frottent les mains

Au Maroc, le site Jumia se targue d’avoir « mis à la disposition du gouvernement marocain son écosystème intégré » pour accompagner les efforts de lutte contre la pandémie. « Nous avons fait le choix de lancer un service de livraison sans contact via notre plateforme de paiement JumiaPay, explique Larbi Belghiti, DG de Jumia Maroc. Grâce à elle, les consommateurs peuvent régler leurs achats en ligne et se faire livrer à domicile, sans contact physique avec le livreur, ni échange d’espèces pour la transaction. »

Le géant de l’e-commerce a aussi noué un partenariat avec le groupe Label’Vie (Carrefour) pour élargir son catalogue. « L’entreprise aura enregistré une croissance à trois chiffres d’ici à la fin du confinement », assure Mohcine Benmezouara, directeur de Jumia Services.

L’écosystème des start-up en Algérie se frotte aussi les mains : la digitalisation de l’économie, accélérée par la pandémie de Covid-19, devrait leur permettre de consolider à l’avenir leurs positions dans les circuits de distribution. À Jeune Afrique, le ministre délégué chargé des start-up promet la généralisation de l’e-paiement, maintes fois annoncée, maintes fois repoussée.

Mais, pour l’heure, les autorités semblent concentrer les efforts sur la chasse aux spéculateurs. À la fin d’avril, 400 demandes de radiation du registre du commerce avaient été été introduites auprès des juridictions compétentes, assure Karim Gueche. Son collègue Sami El Koli, directeur général de la régulation et de l’organisation des marchés, réclame des moyens supplémentaires pour intensifier la lutte. Les 7 000 inspecteurs de contrôle du commerce seraient insuffisants pour vérifier les activités de plus de 2 millions de commerçants à travers le pays.

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