« Mon Dieu est plus grand que ton Dieu »

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, deux fanatismes religieux s’affrontent. Politiquement laïque, seule l’Europe semble capable d’enrayer la spirale infernale

Publié le 18 septembre 2006 Lecture : 11 minutes.

Un intellectuel syrien de renom, laïc et progressiste, admirateur du siècle des Lumières, nous fit un jour cette confidence teintée de honte : le 11 septembre 2001, lorsqu’il vit à la télévision les tours du World Trade Center s’effondrer, il ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment fugace de joie. Il ne s’agit pas ici de l’excitation qui peut nous effleurer en présence d’images stupéfiantes ni du sentiment extravagant, proche de la sénilité, de ce compositeur allemand qui vit dans la conflagration de Manhattan une sorte d’uvre d’art. Non, il s’agit d’un sentiment plus profond, partagé par beaucoup d’intellectuels ou de simples citoyens du monde arabe, celui d’avoir assisté à une juste rétribution. Enfin ! Enfin, les États-Unis ressentaient dans leur chair et sur leur sol ce qu’eux connaissaient depuis des décennies : le désarroi, l’amertume, le sentiment d’impuissance Depuis 1948 et la création de l’État d’Israël, en passant par la défaite de la guerre des Six-Jours, la colonisation rampante de la Cisjordanie, la répression des intifadas palestiniennes, la mise sous tutelle des États pétroliers, ils avaient pris l’habitude de ne compter pour rien. L’Histoire semblait se dérouler sur des tréteaux où le metteur en scène était américain et le producteur israélien – ou l’inverse, qui sait. Eux, les citoyens du monde arabe, étaient de simples spectateurs. Des spectateurs frustrés, marmonnant, les poings serrés, mais cloués à leur fauteuil. Et soudain, c’était le régisseur lui-même qui prenait une claque – et quelle claque ! – dans la figure Comment ne pas réprimer un frisson de joie mauvaise ?
Pourtant, cinq ans après les faits, il est probable que c’est notre intellectuel syrien et tous ceux qui lui ressemblent qui sont les grands perdants des événements du 11 septembre 2001. Ce qui s’est ensuivi pourrait en effet être décrit comme une conjuration des imbéciles – pour reprendre le titre d’un roman fameux – qui a eu pour effet de rendre notre quotidien laid, dangereux et imprévisible. Cette collusion entre fondamentalistes chrétiens et intégristes musulmans a pour objectif de maintenir le monde dans une guerre perpétuelle entre le Bien et le Mal – le Mal, c’est l’Autre, bien sûr – jusqu’à l’Apocalypse, jusqu’au Jugement Dernier. Et il ne s’agit pas là d’une métaphore, hélas

Aux islamistes, sur un plateau d’argent…
Dès le 3 octobre 2001, Le Monde publia un texte révélateur signé par un intellectuel musulman connu, réputé proche des islamistes. Après avoir condamné les attentats – c’était bien le moins qu’il pouvait faire au moment où les ruines du World Trade Center fumaient encore -, le chroniqueur émit quelques insinuations dangereuses. Qui allait profiter de ces événements ? Aucune cause arabe ou musulmane, assurément. Seul le gouvernement américain allait en tirer profit puisqu’il trouvait là un prétexte pour mener une nouvelle croisade contre l’islam. L’homme n’allait pas plus loin dans l’insinuation – après tout, il s’adressait aux lecteurs du Monde et non aux bazaris de Peshawar -, mais d’autres se chargèrent de franchir les bornes du vraisemblable. Internet, ce « café du commerce » à l’échelle planétaire, bruissait bientôt de rumeurs qui devinrent rapidement des certitudes : c’étaient les Américains eux-mêmes qui avaient organisé les attentats. Un sondage mené dans quelques pays arabes montra que plus de 45 % des sondés croyaient en cette absurdité.
Curieusement, cette même thèse s’accompagnait d’un sentiment de fierté et d’admiration envers al-Qaïda. Il suffit d’écouter certains appels de téléspectateurs d’Al-Jazira pour s’en persuader. En somme, on admirait al-Qaïda pour un attentat dont on prétendait dans le même souffle qu’il avait été mis en scène par la CIA ou le FBI ou par le coiffeur de George Bush. Comprenne qui pourra
Certes, les islamistes n’avaient pas attendu le 11 septembre 2001 pour proposer une vision apocalyptique des relations internationales. Le grand ancêtre Sayyid Qotb n’avait-il pas divisé le monde, de façon irrévocable, en termes de dar al-islam (terre d’islam) et dar al-harb (terre de guerre) ? S’il fallait, pour des raisons tactiques, y ajouter parfois une dar as-solh (terre de trêve), ce n’était pas là l’essentiel. L’essentiel, c’était la lutte implacable, sans rémission, sans pitié, entre l’islam et le reste. Une lutte qui ne s’arrêterait que le jour où la bannière verte flotterait sur chaque centimètre carré de la planète bleue. Le discours islamiste n’a jamais changé.
En revanche, ce qui changea dans la foulée du 11 Septembre, c’est que ce discours pouvait maintenant s’appuyer, pour convaincre les tièdes, sur quelques faits incontestables, insoutenables, inouïs. Les marines américains occupaient Bagdad, la Bagdad des califes abbassides, la Bagdad de l’épanouissement de la culture, de l’art et de la science arabo-islamiques, et ils laissaient détruire un patrimoine multiséculaire. Les soldats de Tony Blair patrouillaient dans Bassora, la ville de Jahiz, le fondateur de la littérature arabe, la ville qui avait donné son nom à Hassan Basri, le plus révéré des mystiques musulmans. Quelques mois plus tôt, l’Afghanistan, l’un des rares pays musulmans à n’avoir jamais été colonisé, était tombé comme un fruit mûr dans l’escarcelle d’une coalition occidentale lancée contre les talibans. Tout cela, on pouvait le voir à la télévision, jour après jour, en couleurs et avec le son. Tout cela était offert sur un plateau d’argent à la propagande islamiste. Que Saddam Hussein ait été un tyran sanguinaire largement responsable des malheurs de son peuple, que les talibans aient formé le régime le plus grotesque et le plus rétrograde qu’eût connu le monde depuis Néron ou Al-Hakim, tout cela s’effaçait devant les images de GI’s rigolards ou anxieux parcourant les rues de la ville de Haroun al-Rachid.
Rappelons qu’on aurait pu faire l’économie de cette guerre. La plupart des commentateurs américains, sauf ceux de Fox News bien sûr, en sont arrivés à admettre ce que la France et l’Allemagne, entre autres, disaient dès le début. Saddam n’avait aucun lien avec Ben Laden. Celui-ci méprisait et détestait le raïs amateur de whisky et de bons cigares, lequel le lui rendait bien. Il fallait avoir le cynisme infini d’un Dick Cheney ou l’ignorance phénoménale d’un fondamentaliste de l’Alabama pour ne pas savoir cela, ou feindre de ne pas le savoir.
Le plus grave pour le long terme, c’est que cette guerre s’accompagna d’une dévaluation des concepts les plus importants pour la coexistence pacifique entre les nations. Si, à en croire Kant, les démocraties ne se font pas la guerre, comment ne pas être pessimiste en constatant à quel point ce concept est devenu flou, ambigu, suspect dans le monde arabe à force d’être utilisé à tort et à travers par un pétrolier texan qui n’a jamais lu John Stuart Mill ni Montesquieu ?

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Démocratie ? Terrorisme ?
Notons tout d’abord cette maladresse, pour ne pas dire cette insulte : pour ancrer la démocratie en Irak, Bush demanda à Noah Feldman d’écrire la Constitution de ce pays dont l’histoire remonte à Sumer. Or Feldman est un juif orthodoxe, ce qui en soit n’est pas dirimant, mais qui témoigne d’une étrange insensibilité envers les Arabes puisque la plupart de ceux-ci considèrent, à tort ou à raison, que la création d’Israël en leur milieu est la source de tous leurs malheurs. De plus, Feldman est un spécialiste de la Loi islamique du Xe siècle et, lorsque Bush lui a confié sa mission, il n’avait jamais mis les pieds en Irak. Ne pouvait-on trouver quelqu’un de moins contestable ? Était-il impossible de dénicher un juriste irakien, un constitutionnaliste arabe, un professeur musulman ?
Et puis, la démocratie dont les Américains se gargarisaient, c’était quoi, en fait, vue de Doha ou d’Aden ? Ne ressemblait-elle pas plutôt à une ploutocratie éhontée ? Quand le milliardaire Michael Bloomberg, devenu riche grâce à Wall Street, prélevait 60 millions de dollars sur sa cassette personnelle pour devenir maire de New York, que faisait-il sinon acheter une charge devenue de facto vénale, comme sous l’Ancien Régime ? Quand George Bush Jr, dont le talent ou l’envergure n’apparaissaient pas clairement, dépensait 200 millions de dollars pour accéder à la charge suprême, quelle image de la démocratie donnait-il au monde arabe ? D’ailleurs, il fallut que la Cour suprême l’aidât à entrer la Maison Blanche à l’issue d’un feuilleton dont une république bananière aurait rougi Et voilà que ce même Bush répétait ad nauseam que ce qui se passait depuis le 11 septembre 2001, c’était le combat de « la démocratie » contre « le terrorisme ».Terrorisme. Voilà le grand mot lâché. Les Américains, comme le faisaient avant eux les Israéliens, semblent nommer « terroriste » toute personne qui s’oppose à eux par les armes et ne porte pas l’uniforme d’une armée régulière. Ils oublient ainsi que Washington fut un terroriste avant la lettre aux yeux des Anglais de George III et que Begin, Shamir et autres futurs grands hommes d’Israël l’étaient aux yeux des Anglais de George VI. Ce n’est pas en mettant tout le monde dans le même sac qu’on peut gagner l’assentiment des Arabes. Ceux-ci restent dubitatifs quand on assimile le guérillero sunnite qui attaque une patrouille américaine à Nadjaf, au Palestinien qui en a assez de se faire humilier, dans son pays, par des colons agressifs et armés jusqu’aux dents et à l’Anglais d’origine pakistanaise qui pose des bombes dans le métro londonien. Vu de Washington, c’est peut-être la même chose, mais ça ne l’est pas du tout vu du Moyen-Orient. Sur les chaînes satellitaires arabes, on utilise l’expression ma yusamma bil’irhâbiyyîn, « ceux qu’on nomme terroristes », une expression alambiquée qui traduit bien la confusion des sentiments. D’où l’indifférence des Arabes envers la charge négative du terme. Terroriste, celui qui combat contre l’envahisseur ou la puissance occupante de son pays ? Terroriste ? Ce doit être un titre de gloire
Aujourd’hui, Washington et Londres laissent entendre que la récente guerre du Liban n’était qu’un épisode de celle qui a commencé le 11 septembre 2001, c’est-à-dire la guerre contre l’extrémisme musulman. Réfléchissons un peu à cette formule en nous mettant dans la peau de l’intellectuel laïc et progressiste évoqué plus haut. Si c’était la démocratie britannique qui menait cette guerre, la démocratie de l’habeas corpus et du Bill of Rights, avec le Parlement de Westminster comme « mère de tous les Parlements » – une formule anglaise qui sonne très bien en arabe -, notre ami n’aurait aucune difficulté à choisir son camp. Mais c’est un Congrès et un Sénat de Washington aux mains des fondamentalistes chrétiens qui mènent la danse – et ça, ça change beaucoup de choses.

Alléluia, Dieu est avec nous
Notre ami découvre en effet qu’il y a 30 millions d’évangélistes aux États-Unis et qu’il est impossible de se faire élire président sans leurs voix. Il faudra donc vivre pendant plusieurs générations avec cette vérité déprimante : l’homme le plus puissant de la planète doit rendre des comptes à des gens qui sont prêts à détruire cette même planète pour hâter le retour de Jésus. Notons, en passant, et cela étonnera beaucoup de chrétiens, que les musulmans attendent aussi le retour du Messie, al-mahdi al-mountadar. Ce jour-là, Dieu reconnaîtra sans doute les siens
Pour qui croirait que l’allusion à la destruction de la planète est une exagération, voilà ce que répondit un Américain fondamentaliste à un écologiste qui lui demandait ce qui se passerait le jour où le dernier arbre serait coupé : « Pas de problème, ce jour-là, Jésus reviendra. » Anecdotique ? Non : l’homme qui prononça cette effrayante sottise participait à l’élaboration de la politique américaine d’environnement À quoi bon se préoccuper d’écologie si la fin est proche ?
Depuis que les fondamentalistes ont le vent en poupe, on n’a que le choix des citations effarantes. Par exemple celle-ci : « Nous allons gagner cette guerre [d’Irak], car notre Dieu est plus fort que leur Dieu. » Qui a dit cette bêtise ? Ben Laden ? Un ayatollah ? Un Kurde ? Non : il s’agit d’un général de l’US Army Les civils ne sont pas moins péremptoires. « Notre religion est la seule solution », affirme le pasteur Ted Haggard, de la New Life Church de Colorado Springs. Tiens ! C’est exactement le slogan des islamistes : « l’islam est la seule solution ». Confrontés à ces marchands de « solutions », on pourrait s’en tirer par une pirouette à la Woody Allen : « Nous avons deux réponses, mais quelle est la question ? » Hélas, tout cela n’est pas drôle. Car le pasteur Haggard est responsable de pas moins de 45 000 églises Et il a un rendez-vous téléphonique chaque lundi avec la Maison Blanche. Pour ce qui est de l’obscurantisme, la seule différence entre un salafiste saoudien et l’ami Ted, c’est que celui-ci utilise les méthodes du marketing moderne. Là où le salafiste se contente de traiter Darwin de juif (!), de singe et de porc, Ted organise un Muppet Show chrétien où de mignonnes marionnettes crient aux bambins : « Alors, les petits, le monde a-t-il été créé par le Big Bang ? Nooooooon ! Il a été créé par Dieu ! »

L’Europe aux anciens parapets
Pris malgré lui dans cette empoignade – fondamentalistes chrétiens contre intégristes musulmans -, que reste-t-il à l’honnête homme ? Que reste-t-il à celui qui ne veut pas la mort du petit cheval, ni de personne d’ailleurs, qui n’entend imposer à nulle âme ses lubies privées, qui ne souhaite en rien hâter la fin du monde ? Eh bien, il reste une idée neuve depuis Victor Hugo : l’Europe. Cinq ans après le 11 septembre 2001, on se rend compte à quel point l’Europe nous manque.
Faut-il rappeler que les États-Unis et Blair ne tinrent aucun compte des conseils de leurs alliés européens avant d’envahir l’Irak ? Faut-il rappeler que le désastreux conflit israélo-arabe, source de tous les problèmes actuels, est géré depuis 1956 par Washington et Tel-Aviv, sans que les Européens y jouent le moindre rôle, sauf celui « d’idiots utiles » quand cela convient à Israël ? Et surtout, faut-il rappeler que loin des rabbins fous à la Ovadia Joseph, des ayatollahs allumés, des fondamentalistes chrétiens hurlant à l’Apocalypse, l’Europe est à peu près le seul endroit au monde où la politique s’exerce encore en fonction de l’homme et non de Dieu ?
Ceux qui tiennent à mêler Dieu à nos affaires, qu’ils méditent la prière de Voltaire, le plus illustre des Européens : « Tu ne nous as point donné un cur pour nous haïr et des mains pour nous égorger. Fais que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos corps, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, que toutes ces petites nuances ne soient pas des signaux de haine et de persécution. » Cette prière, qu’on trouve dans le Traité sur la tolérance de 1763, gageons que même notre intellectuel laïc la réciterait volontiers si c’était le prix à payer pour sortir du choc mortel des fanatismes religieux qui est notre lot depuis ce funeste 11 Septembre.

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