L’énigme Gizenga
Le leader du Parti lumumbiste unifié se retrouve en position d’arbitre pour le second tour de la présidentielle. Quel camp choisira-t-il ?
« Antoine Gizenga ? C’est une équation très compliquée. Il jouera très certainement un rôle national dans les mois à venir. Mais il reste quand même une énigme et une sorte d’exception qui survit sur la scène politique congolaise. » C’est ainsi que l’un de ses challengeurs dans la course à la magistrature suprême perçoit Antoine Gizenga, le leader du Parti lumumbiste unifié (Palu). Contre toute attente, ce patriarche, dont le nom est aujourd’hui sur toutes les lèvres, a obtenu 13 % des suffrages au premier tour de la présidentielle du 30 juillet dernier, se plaçant en troisième position derrière Joseph Kabila et Jean-Pierre Bemba. Dans la foulée, son parti a remporté 34 sièges aux législatives et se retrouve aux premières loges sur la scène parlementaire. Bref, en l’espace de quelques jours, le vieil homme est devenu un personnage clé, celui que les challengeurs du second tour s’appliquent à rallier à leur cause. Ce qui constitue une performance quand on sait que ce nouveau faiseur de roi n’a presque pas battu campagne.
Âgé de 80 ans, Gizenga est le doyen de l’opposition congolaise. Sa dernière participation aux affaires remonte à janvier 1962, lorsqu’il fut éjecté de l’équipe de Cyrille Adoula, dans laquelle il occupait le poste de vice-Premier ministre. Mais son prestige lui vient d’abord du fait qu’il fut l’un des alliés de Patrice Lumumba, le premier chef de gouvernement du Congo indépendant, assassiné en 1961. Il est surtout l’un des rares hommes politiques de son pays à n’être jamais allé « à la soupe » mobutiste ou kabiliste, préférant s’exiler pendant vingt-six ans au Congo-Brazzaville, en URSS, en Angola et en France. Revenu au Congo en 1992, il se mure dans un silence assourdissant, ce qui ne manque pas d’intriguer le microcosme kinois. Que fait-il ? Il réorganise discrètement son parti, en attendant son heure.
Aujourd’hui, le chef du Palu tire pleinement profit de l’éclipse d’Étienne Tshisekedi. Le patron de la puissante UDPS (Union pour la démocratie et le progrès social) ayant appelé au boycottage du processus électoral, Gizenga est devenu incontournable. Mais le fait d’occuper l’espace laissé vacant par le Sphynx de Limete ne suffit pas à expliquer ce retour spectaculaire. « Le score de Gizenga n’est pas surprenant, explique l’historien Elikia Mbokolo. Le Palu est le seul parti digne de ce nom, quels que soient les critères, et il fonctionne sur le modèle de réseaux secrets. Gizenga a une base ethnique solide, un enracinement dans sa province natale, le Bandundu. Ses militants paient leurs cotisations. Et il est le seul à n’être pas lié aux péripéties récentes de l’histoire nationale. Son nom évoque l’indépendance. Les gens lui souhaitent une sortie dans l’honneur et la gloire. » Pour ses proches, son succès est dû à « sa constance par rapport à des valeurs que sont l’unité du pays et la souveraineté du peuple, le culte de l’intégrité et du travail ».
Malgré son assise historique, Antoine Gizenga n’a pas vraiment rallié les suffrages au niveau national. Son électorat se limite à sa province natale du Bandundu (en particulier le Kwilu, là où le leader nationaliste Pierre Mulele déclencha la rébellion de 1964) et à trois communes populaires de l’est de Kinshasa (Kimbanseke, Masina, Ndjili) habitées en majorité par des Congolais originaires du Bandundu. En revanche, les électeurs de la province Orientale, l’ancien fief de son ami Lumumba, lui ont préféré Joseph Kabila. Alors, le succès du vieil opposant est-il uniquement régional ? « Cela ne nous gêne pas du tout, rétorque Godefroid Mayobo, le porte-parole du Palu. Chaque homme politique doit avoir un fief. Si le Bandundu a largement voté Gizenga, c’est la preuve que notre leader est d’abord compris chez lui. Nous en sommes fiers » Même si parmi les militants du Palu, issus essentiellement des couches sociales les plus modestes, la fidélité au leader historique confine le plus souvent au mysticisme.
Quelle que soit l’étendue de son influence sur ses compatriotes, Gizenga est aujourd’hui sollicité par les deux camps qui s’opposeront au deuxième tour. Tout le monde le voit jouer un rôle d’arbitre. Son parti se prépare déjà à participer à un futur gouvernement, voire à le diriger. Godefroid Mayobo ne s’en cache pas : « Nous serons un élément exogène qui entre dans un système à cause de la forte demande sociale de changement. Mais nous devons tenir compte des scores obtenus par les uns et les autres. Et rejoindre une coalition majoritaire pour peser dans la formation du gouvernement. Qui sera dans cette coalition ? Nous ne le savons pas encore. Notre ambition est claire : conduire les affaires gouvernementales. Allons-nous y arriver ? Tout dépend de nos partenaires. »
Qui saura séduire le vieil opposant ? Certains le voient plutôt pencher en faveur de Kabila, dont le père, Laurent-Désiré, avait participé aux rébellions lumumbistes des années 1960. Un mariage d’amour, en quelque sorte. Mais au sein du camp présidentiel beaucoup sont bien déterminés à ne pas laisser échapper la primature, notamment ceux qui ont mené campagne dans l’est du pays avec des résultats probants. C’est le cas du secrétaire général du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD, formation du président sortant), Vital Kamerhe. D’autres font observer que, malgré de nombreux ralliements, les proches du chef de l’État aspirent à gouverner seuls. L’arrivée de Gizenga engendrerait beaucoup de frustrations. En cas de victoire de Kabila, rien ne garantirait la poursuite d’une collaboration.
Une alliance avec Jean-Pierre Bemba serait davantage contre nature, les deux personnages n’ayant a priori rien à faire ensemble, Gizenga considérant le chef du MLC (Mouvement de libération du Congo) comme un « héritage de Mobutu ». Mais les mariages de raison ont parfois leurs avantages : « Les perspectives d’ouverture sont plus sûres chez Bemba, alors qu’elles restent limitées chez Kabila », souligne un analyste. Les deux hommes pourraient se retrouver, par exemple, autour de certains thèmes, comme celui de la « congolité ». Mais, quel que soit le choix final, Gizenga dispose-t-il encore d’un réservoir de voix suffisant pour faire gagner son futur allié ? Les militants du Palu sont-ils prêts à suivre une éventuelle consigne de vote en faveur de l’un des deux challengeurs ? Autant d’interrogations qui révèlent la complexité des négociations entre le leader du Palu et ceux qui ont besoin de son soutien.
Ce qui est sûr, c’est qu’Antoine Gizenga apparaît aujourd’hui comme le garant de l’unité du pays, comme un homme suffisamment consensuel pour contribuer à mettre un terme à la confrontation Bemba-Kabila et à la fracture Est-Ouest. D’où cette conviction de son collaborateur Godefroid Mayobo : « Les germes du nationalisme lumumbiste sont toujours là. À nous d’utiliser les résultats des élections pour préserver l’unité nationale. »
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