Les dessous du scandale

Le marché noir des déchets toxiques

Publié le 18 septembre 2006 Lecture : 7 minutes.

Abidjan, 19 août, 10 heures : un navire battant pavillon panaméen, piloté par un équipage russe, armé par une compagnie grecque, affrété par Trafigura, une société néerlandaise ayant des bureaux à Lucerne, Amsterdam et Londres, jette l’ancre au Port autonome d’Abidjan. Il accoste au quai des hydrocarbures. À son bord, pas une seule goutte de pétrole, mais 528 m3 de sulfure d’hydrogène, d’organochlore et d’autres déchets hautement toxiques venus d’Europe. Propriété de l’armateur athénien Prime Maritime Management Inc., le Probo Koala vient d’Estonie via le Nigeria.
Dès son arrivée commencent les vérifications d’usage. Les inspecteurs maritimes ivoiriens contrôlent la conformité du navire aux normes, la validité des certificats internationaux délivrés, ainsi que les diplômes du capitaine et des membres de l’équipage. Kouassi Yao, Anne-Marie Tétialou et Théophile Yoboué, les trois agents de constatation présents ce jour-là à « Vridi pétrole » – appellation de la subdivision de la douane au port -, ne font aucune objection et délivrent une autorisation d’enlèvement. Vers 19 heures, alors que la nuit enveloppe de son voile la capitale économique ivoirienne, une dizaine de camions-citernes s’alignent le long du quai. Une première dans ce port où seuls les dépôts spécialisés de Shell et de la Gestoci sont habilités à charger ce type de véhicule. Contrairement à l’usage, la Société nationale d’opérations pétrolières de la Côte d’Ivoire (Petroci) prête ses installations et accepte de démonter ses canalisations spéciales. Instruits dans ce sens, deux chefs d’équipe, Goli et Bazoumana, prennent toutes les dispositions pour faciliter les opérations. Les déchets sont transbordés par un raccordement direct des citernes au ventre du navire.
Ce soin particulier accordé au déchargement du Probo Koala intrigue. D’autant que l’entreprise qui réceptionne le produit est inconnue. Dotée d’un capital de 2,5 millions de F CFA, cette petite société à responsabilité limitée, fondée en février 2006 et agréée le 12 juillet 2006 par le ministère des Transports, a « obtenu le marché » par l’entremise de la West African International Business Services (Waibs), un intermédiaire contacté par Puma Energy, filiale à 100 % de Trafigura.
Bien plus tard, alors qu’Abidjan dort, une bonne partie des camions s’acheminent vers la décharge d’Akouédo, à la périphérie nord de la ville. Sans vérification aucune, les vigiles autorisent le déversement de leur cargaison. Une douzaine de zones de dépotage éparpillées dans l’agglomération d’Abidjan reçoivent des décharges : canal de Vridi, plateau Dokui, route d’Anyama Unicafe, ravin de Coquivoire à Abobo Anador, route d’Alépé derrière Abobo Baoulé…
Dès la matinée du 20 août, indisposée par une atmosphère nauséabonde aux alentours de ses installations, une entreprise de cosmétique saisit le Centre ivoirien antipollution (Ciapol). Lequel procède le lendemain à un prélèvement d’un échantillon sur les cales du navire, qu’il fait analyser le 22 août par le laboratoire de la Société ivoirienne de raffinage (SIR). Les résultats sont terrifiants : les déchets « sont une mixture d’hydrogène sulfuré et de mercaptan mortelle par inhalation en milieu fermé ». Un diagnostic confirmé par l’organisation de protection de l’environnement Greenpeace, selon laquelle « 400 tonnes de boues issues du raffinage pétrolier, riches en matière organique et en éléments soufrés très toxiques (hydrogène sulfuré, H2S et mercaptans), ont été déversées à Abidjan ».
Devant ce péril écologique grave et lourd de dangers pour la santé publique, le Ciapol, bras armé du ministère de l’Environnement, tarde à agir. Et préfère faire de la bureaucratie : par courrier n° 00261/MINEEF/CIAPOL/DIR/A, son directeur, André Droh, met en demeure la société Tommy et somme le commandant du navire de rester à quai jusqu’à nouvel ordre. Celui-ci refuse d’obtempérer et lève l’ancre le 21 août à 20 heures.
La réquisition du procureur de la République pour la saisie du bateau interviendra bien plus tard. Alors que la boue mortelle rend la ville irrespirable, fait des morts et des milliers de malades, le Probo Koala fend les eaux de l’Atlantique en direction de l’Europe.
Le comité de crise mis en place est très vite débordé. Dès le 20 août, de nombreux Abidjanais commencent à se plaindre de violents malaises. Des milliers de personnes envahissent les hôpitaux. Diarrhées, saignements de nez, éruptions cutanées, céphalées, vomissements toutes les personnes touchées présentent les mêmes symptômes. L’odeur nauséabonde franchit les longs murs de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca), fait un mort parmi les détenus et affecte gravement quelques dizaines d’autres. Des manifestants investissent spontanément les rues d’Abidjan, brandissent des pancartes, réclament de l’État la prise en charge des malades et le châtiment des coupables.
Après l’émoi suscité par la mort de deux fillettes, le Premier ministre, Charles Konan Banny, présente, le 6 septembre, la démission de son gouvernement au chef de l’État, Laurent Gbagbo. « La situation est grave et exige une réponse grave. Je vous remets la démission de mon gouvernement », lui dit-il devant les caméras de la télévision nationale. Gbagbo accepte, enjoint à Banny de former une nouvelle équipe, puis, le lendemain, adresse un courrier au procureur de la République près le tribunal de première instance d’Abidjan, Raymond Tchimou, pour lui demander de « saisir les tribunaux et [le] tenir régulièrement et personnellement informé ». « De tels faits n’auraient pas pu se produire sans que les autorités ivoiriennes en aient été informées », poursuit le chef de l’État. Qui crée une cellule médicale à la présidence pour rester au courant des dégâts et risques sur la santé publique.
En l’absence de gouvernement, un comité interministériel est mis sur pied pour gérer la crise. Trente-six centres d’accueil sont érigés pour recevoir les malades.
Des têtes commencent aussitôt à tomber : le procureur interpelle et défère le 25 août les trois douaniers en poste au port le 19 août (Kouassi Yao, Anne-Marie Tétialou et Théophile Yoboué), les patrons de Puma Energy (Kablan N’zi), de Waibs-CI (Noba Amonkan) et de Tommy (Ibrahima Konaté et Ugborugbo Salomon Amejuma). Puis, le 11 septembre, le directeur des Affaires maritimes et portuaires, le colonel Tibé Bi, celui-là même qui a accordé l’agrément à Tommy, en juillet 2006.
Pour sauver leur tête, les responsables des services étatiques impliqués se rejettent mutuellement la responsabilité du drame. Par médias interposés, le directeur du port, Marcel Gossio, le patron des douanes, Gnamien Konan, le ministre des Transports, Anaky Kobénan, et son homologue de l’Environnement, Jacques Andoh Allé, s’accusent les uns les autres de « négligences », « légèretés », voire de « corruption ». À coups de « révélations », déballages et manigances secrètes, ils se livrent une guerre impitoyable.
La Côte d’Ivoire vit le plus grave scandale écologique et sanitaire de son histoire. En cause : une chaîne d’irresponsabilités et de fautes délibérées.
L’État ivoirien et ses services de renseignements ne peuvent pas ignorer que le Probo Koala traînait des substances toxiques de port en port depuis plusieurs semaines. D’autant que, ajoute Jan Maat, porte-parole de Trafigura, « un courriel a été envoyé de notre bureau de Londres pour alerter les autorités portuaires d’Abidjan sur la nature dangereuse et nocive de ces déchets. On a demandé à ce qu’ils soient traités par une société certifiée. On nous a recommandé la société locale Tommy. Mais nous avons été trahis, car elle n’était pas compétente ».
Agréée en juillet 2006 pour l’entretien, la vidange et le soutage des navires, cette entreprise totalement ignorante en la matière s’est vu brusquement attribuer un marché sur la gestion de produits toxiques moyennant une faramineuse rémunération estimée entre 7 milliards et 17 milliards de F CFA. Appartenant sur le papier à l’Ivoirien Ibrahima Konaté et au Nigérian Ugborugbo Salomon Amejuma, Tommy semble avoir été spécialement créée pour piloter cette opération. Ayant son siège dans un appartement de deux pièces à Vridi, au rez-de-chaussée d’un immeuble vétuste du quartier précaire de Petit Bassam, l’entreprise a bénéficié d’appuis décisifs pour pouvoir remporter un si gros marché. Et pour bénéficier de « faveurs » à la Direction des affaires maritimes et portuaires, au port, à la douane, à la Petroci, à la décharge d’Akouédo Le district d’Abidjan a même utilisé un subterfuge pour couvrir l’opération : elle a annoncé une journée de démoustication pour le 19 août, jour d’arrivée du navire, et prévenu la population qu’à l’occasion une odeur nauséabonde allait embaumer la capitale.
Mais la cassette vidéo préparée à cet effet n’a jamais servi : un coup de fil venu de haut lieu a enjoint à la direction de la Radiotélévision ivoirienne (RTI) de ne pas la diffuser. Les déchets ayant été découverts, les dissimulateurs ne voulaient pas ajouter à la grossièreté de leur montage. Qui sont les « gros bonnets » qui se cachent derrière Tommy ? D’aucuns désignent certains cercles du pouvoir. La première dame, Simone Ehivet Gbagbo, a porté plainte contre un journal local qui a eu l’outrecuidance de la citer, avec le directeur du port, Marcel Gossio, et le gouverneur du district d’Abidjan, Pierre Amondji Djédji, parmi les commanditaires de l’opération. Connaîtra-t-on un jour ces derniers ? Ne va-t-on pas sanctionner que des seconds couteaux, comme le craint d’ores et déjà l’opposant Alassane Ouattara ?
Responsable de la flotte de Prime Maritime Management Inc., Iorgos Kouleris estime que la responsabilité de l’armateur n’est en rien engagée. À l’entendre, « la transaction est parfaitement légale, [] connue des autorités ivoiriennes qui en ont négocié les termes ».
La Côte d’Ivoire a par le passé été une fois menacée. En 1988, alerté sur la présence d’un bateau transportant des déchets toxiques à proximité des eaux territoriales ivoiriennes, Félix Houphouët-Boigny, alors aux commandes du pays, avait vigoureusement réagi.
Dix-huit ans plus tard, des Ivoiriens succombent sous l’effet de déchets déversés à proximité de leurs domiciles.

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