Eldoradeau

Laurent Gaudé nous plonge, avec les candidats à l’immigration clandestine, dans l’opacité des eaux qui séparent l’Europe et l’Afrique.

Publié le 18 septembre 2006 Lecture : 5 minutes.

Laurent Gaudé est de retour. Après avoir remporté le prix Goncourt en 2004 pour Le Soleil des Scorta, le romancier et dramaturge de 34 ans, à la tignasse grisonnante et au regard adolescent, publie Eldorado. Une odyssée entre l’Afrique et l’Europe qui a pour thème l’immigration clandestine. « La notion d’Eldorado colle au thème de l’immigration, mais elle est aussi présente lorsqu’on s’interroge : Que ferais-je si je n’avais pas rencontré telle personne, pris ce chemin, si je quittais mon travail ? L’Eldorado, on sait que c’est un mythe, mais on a besoin de caresser cette idée de temps en temps… », explique l’écrivain, qui précise : « j’ai la chance inouïe d’avoir mon Eldorado à portée de main : c’est l’écriture ! »
Après Cris, une plongée dans la guerre de 1914-1918, La Mort du roi Tsongor, fable humaniste se déroulant dans une Afrique antique, et Le Soleil des Scorta, fresque familiale à l’italienne, c’est la première fois qu’il confronte son écriture romanesque au monde contemporain. Cet ancien étudiant en lettres modernes a commencé à vivre de sa plume en écrivant des pièces de théâtre. Sa première, Combats de possédés, est éditée en 1999 par Actes Sud, qui devient alors sa « maison ». Lorsqu’on ouvre un livre de Laurent Gaudé, on a l’agréable sensation d’être devant un écrivain, un vrai. La preuve par quatre citations de personnes célèbres :

« Les écrivains se divisent comme le reste de l’humanité entre ceux qui écoutent et ceux qui n’écoutent pas. » (Philippe Roth)
Laurent Gaudé est de ceux qui écoutent. Attentif aux voix et aux voyages intérieurs, avec Eldorado, il se penche sur un sujet d’actualité qui le touche depuis longtemps. « Le thème de l’immigration me trottait dans la tête depuis un moment. Dès 1999, je me suis constitué un dossier de presse. C’est un thème riche qui permet de croiser des sous-thèmes comme le départ, le déracinement, le rêve d’un ailleurs, le combat, l’identité, le choix, l’exil qui entraîne la rupture avec sa vie « On emmène tout avec soi lorsqu’on part dans ces conditions. À partir du matériau que j’avais rassemblé, j’ai écrit un premier jet à l’automne 2005, puis j’ai été rattrapé par la réalité : les assauts de migrants sur Ceuta et Melilla. Ce n’était pas une énième vague d’immigrés, mais un phénomène nouveau, qui résumait tout le drame de l’immigration clandestine. Cette course physique à l’assaut de l’Europe, c’est une image incroyable, une problématique passionnante. J’ai décidé de l’intégrer au livre. »
« Il faut être écrivain de profession pour écrire sur ce qu’on ne sait qu’à moitié, ou sur ce qu’on ne sait pas du tout. » (Eugène Delacroix)
Dans Eldorado, comme pour ses autres romans, Laurent Gaudé n’a pas éprouvé le besoin de « vivre » les lieux ou les situations qu’il évoque. Il a préféré les ressentir. « À propos des lieux décrits dans le livre, comme Al-Zuwarah, Ghardaïa, Oujda et Ceuta, j’ai longuement hésité : fallait-il aller sur place ou pas ? J’ai eu peur de m’y rendre, car mon but était d’arriver à prendre de la distance par rapport à la réalité, d’écrire un roman et non un récit documentaire. » Soleiman, le jeune Soudanais en quête d’ailleurs, et son compagnon de route sénégalais Boubacar « ont été composés à partir de témoignages, de trajectoires d’immigration que j’avais entendus. Boubacar a quitté son pays depuis sept ans, une donnée directement inspirée d’une histoire véridique qui m’a fait prendre conscience de la longueur du voyage. Je me suis aussi fondé sur des récits décrivant les villes-dortoirs en Libye où les migrants attendent un passeur ou de pouvoir payer le passage ». En revanche, le commandant sicilien Salvatore Piracci, qui surveille les frontières maritimes, « est une construction purement imaginaire ». « C’est lui qui affirme la fiction. J’avais en tête un itinéraire. Le livre est construit sur deux chemins inverses qui vont finir par se croiser : celui de Soleiman et celui de Piracci. »
« L’écrivain, de par la nature de sa profession, est un rêveur et un rêveur conscient. Il doit imaginer, et l’imagination nécessite de l’humilité, de l’amour et un grand courage. » (Carson McCullers)
Laurent Gaudé s’est inspiré de témoignages mais aussi de photographies pour tisser la trame de son ouvrage. C’est ce qu’il avait déjà fait pour La Mort du roi Tsongor : « Je m’étais documenté avec des livres sur les bijoux africains, les cérémonies, de la Corne au Maroc, je me promenais de visages en visages. Si j’étais allé en Afrique, ça n’aurait servi à rien ! » Dans Eldorado, il fait preuve d’une empathie pour ces migrants à qui il donne la vie d’une façon extraordinaire. « Arriver à entrer dans la tête de ses personnages, c’est un pari à chaque fois. Il y a deux manières d’écrire. Ou bien on écrit en faisant couler ce qu’on a en soi, ou bien on utilise l’écriture comme capacité d’assimilation de quelque chose d’extérieur. J’écris à partir de documents, avec mon imagination et ma sensibilité. Je m’imprègne de choses et je les rends, c’est mon grand plaisir d’écrivain ! »
« L’écrivain est un homme privilégié à qui l’on donne le droit de traverser les barrières entre les classes sociales aussi bien que les frontières entre les pays. » (Dany Laferrière)
« L’écriture, c’est un voyage dans des réalités humaines que je ne connaîtrai jamais : avoir faim, tuer un homme, être une jeune fille ou une vieille femme C’est grisant de plonger dans des situations aussi différentes. Pour Cris, je n’ai pas eu de grand-père pour me raconter la guerre, j’ai dû imaginer ce que c’est que de ressentir la peur, le froid Pour Eldorado, je me suis dit si j’étais, j’ai visualisé les situations et je les ai laissé se développer. » À propos des frontières et du voyage, il note : « Mes personnages sont souvent en route. J’adore les voyages, car ce sont des moments précieux pendant lesquels on disparaît. Vous n’avez plus de nom, plus de nationalité, d’histoire sentimentale Vous n’êtes personne. Ce sont des moments d’effacement qui reposent l’esprit. Ils permettent aussi d’éprouver, même de manière microscopique, le fait d’être un étranger. Se prendre en pleine tête le rapport de la couleur de peau, ça fait du bien de temps en temps ! »

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