D’Amsterdam à Abidjan

L’odyssée du porteur de mort

Publié le 18 septembre 2006 Lecture : 4 minutes.

Le tanker à double coque de 48 000 tonnes et 182 mètres de long, qui a quitté Amsterdam le 2 juillet chargé de déchets toxiques, est la propriété d’un armateur grec, la société Prime Maritime Management Inc. L’équipage est russe. Mais le plus important, c’est l’affréteur, la société qui loue le bateau. Depuis dix-huit mois, il s’agit de la multinationale Trafigura, une grande société de négoce créée en 1993 et spécialisée dans le pétrole et les métaux de base. Chiffre d’affaires : 28 milliards de dollars l’an dernier. Le groupe est enregistré à Amsterdam, mais son quartier général est à Lucerne, en Suisse. Parmi ses fondateurs figurent deux hommes d’affaires français, Claude Dauphin et Alain de Turckheim. Quelques dirigeants du groupe ont travaillé dans le passé avec un personnage sulfureux, l’homme d’affaires Marc Rich, condamné aux États-Unis pour fraude fiscale puis gracié par le président Clinton. « Il est vrai que certains fondateurs ont travaillé pour lui, mais ils l’ont quitté lorsqu’il est apparu qu’il était malhonnête », dit Jan Maat, le porte-parole de la société. Le nom de Trafigura a aussi été associé au scandale « pétrole contre nourriture ». Entre 1996 et 2003, la société aurait largement dépassé les quotas de pétrole irakien qu’elle était autorisée à transporter. « Cela s’est conclu par un arrangement financier après que l’ONU a constaté que nous avions été abusés et que nous avions participé à une fraude malgré nous », dit encore son porte-parole. Trafigura a encore été citée dans l’affaire des sociétés écrans qui négocient le pétrole du Congo-Brazzaville. Avant le drame d’Abidjan, Trafigura sentait déjà le soufre
Habituellement, le Probo Koala transporte toutes sortes de produits pétroliers bruts ou raffinés dans différentes cuves. À chaque voyage, son équipage doit nettoyer toutes les cuves pour éviter que les nouvelles cargaisons ne soient polluées par les déchets des cargaisons précédentes. Ce nettoyage se fait à la soude caustique. Et c’est là que les choses se gâtent. Le mélange des résidus de pétrole avec la soude provoque une réaction chimique. Ces déchets deviennent extrêmement toxiques. Les pétroliers et les marins le savent. Dans leur jargon, ce sont des « slops », des « eaux usées ». Ces déchets sont isolés dans une soute spéciale à résidus, la poubelle de bord.
Dans un premier temps, le 2 juillet, le bateau a déchargé ses « slops » sur le ponton de la société Amsterdam Port Services (APS), une entreprise néerlandaise de gestion de déchets. Puis il les a rembarqués. Que s’est-il passé ? « Une odeur très forte se dégageait de ces déchets. Par précaution, nous avons refusé de les prendre en charge », affirme un responsable d’APS. Trafigura donne une version sensiblement différente : APS aurait accepté de récupérer ces déchets, mais au prix fort. Un prix trop élevé pour Trafigura. « Comme le traitement de ces résidus engendrait toute une série de coûts supplémentaires, nous avons décidé de les garder jusqu’à trouver sur la route du Probo Koala un lieu plus approprié », dit Jan Maat. « Lors du pompage des résidus, on s’est rendu compte qu’ils contenaient plus d’acides que prévu. Cela dégageait une odeur si forte qu’une enquête a été ouverte. » Bref, dès le 2 juillet, tout le monde savait que le Probo Koala transportait du poison dans ses soutes. Mais Trafigura ne voulait pas en payer le prix. La société d’affrètement s’est donc mise en quête d’un port « plus approprié » qu’Amsterdam pour traiter ces déchets. En clair, un port moins cher. Pourquoi pas un port africain ?
Mais, en attendant, le 11 juillet, le tanker est arrivé au port de Paldiski, en Estonie. À bord, toujours les déchets toxiques. À Paldiski, il a chargé du pétrole raffiné. Des composants d’essence gasoline blend stock, précise Trafigura. Direction Lagos, au Nigeria. À première vue, on peut s’étonner qu’un pays non pétrolier livre de l’or noir à un pays producteur de pétrole. Mais les raffineries nigérianes ne sont pas les plus performantes du monde Quand le navire est reparti de Lagos, le 13 août, sa soute spéciale à résidus était toujours pleine à ras bord. Où débarquer les déchets toxiques ? Si possible sur la route du retour vers l’Europe. Le bateau est loué en time sharing. Trafigura le partage avec d’autres sociétés de négoce. Si la société d’affrètement provoque un retard, elle doit payer 250 000 dollars de pénalités. Bref, le moindre détour coûte cher. Le Probo Koala met le cap sur Abidjan.
Parce que celui-ci, selon Trafigura, est l’un des mieux équipés de la région. Mais les autorités ivoiriennes affirment que leur port n’est pas du tout équipé pour traiter des déchets toxiques Le plus vraisemblable, c’est que l’affréteur Trafigura a comparé les prix entre les différents ports d’Afrique de l’Ouest. En Côte d’Ivoire, la crise politique a entraîné de gros besoins supplémentaires d’argent frais. Sur les quais du port d’Abidjan poussent des sociétés champignons. Elles sont prêtes à accueillir n’importe quoi, n’importe comment. Courant août, Trafigura a appelé son représentant à Abidjan, le capitaine Kablan, pour lui demander de trouver sur place une société prête à traiter ces déchets. Le 17 août, l’affréteur a envoyé un courriel au capitaine Kablan pour confirmer sa demande. « Étant donné la forte concentration de mercaptan sulfuré, le mélange dégage une odeur très forte. Il doit être débarqué et traité correctement afin d’éviter toute conséquence sur l’environnement ou tout problème avec les autorités », précise Trafigura dans ce document (voir fac-similé, p. 64). Le 19 août, le Probo Koala est à quai. Le poison aussi. Les Abidjanais ont donc été victimes d’une chaîne de cupidité. Trafigura savait que les déchets du Probo Koala étaient dangereux. La multinationale européenne a cherché le traitement au meilleur marché sans vérifier la qualité du service proposé. Pour beaucoup d’Ivoiriens, il s’agit d’une légèreté criminelle.

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