Concentration asiatique

Les six premières économies d’Asie détiennent deux tiers des avoirs mondiaux en devises. Illustration d’un rééquilibrage géographique du monde et de la suprématie américaine.

Publié le 18 septembre 2006 Lecture : 5 minutes.

Les économies asiatiques auront-elles assez d’estomac pour encaisser indéfiniment le déficit des paiements extérieurs américains ? Le FMI prévoit en effet que les réserves de change de la Chine passeront de 820 milliards de dollars à fin 2005 à respectivement 1 044 et 1 264 milliards de dollars à fin 2006 et fin 2007. Les avoirs du Japon s’élevaient à 847 milliards de dollars à fin 2005. Au total, les réserves de change des six premières économies d’Asie – dont Taiwan, Hong Kong et Singapour, à côté de la Chine, du Japon et de la Corée du Sud – se montent à environ 2 500 milliards de dollars, soit les deux tiers des réserves mondiales, et sont libellées aux deux tiers en dollars.
Ces réserves sont clairement excédentaires, puisqu’elles représentent un à deux ans de recettes d’exportation, là où trois mois suffiraient en principe. De cet excès, les États-Unis profitent indûment : il leur permet, à un taux d’intérêt de quelques pour cent, de financer de par le monde soit des investissements directs, avec des rendements de 10 % à 15 %, soit des opérations de type impérialiste, comme la guerre d’Irak.
Pourquoi ce paradoxe ? Quelle conclusion tirer de la concentration d’un tel volume de réserves dans une zone géographique déterminée et de l’investissement prioritaire de ces montants dans des titres du Trésor américain ?
Même s’il existe entre les pays d’Asie d’évidentes affinités culturelles, notamment l’ardeur au travail et le sens de l’épargne, il ne faudrait pas exagérer la similitude de leurs situations économiques. La Chine a établi avec les États-Unis une relation de complémentarité exceptionnelle, avec un excédent commercial de 220 milliards de dollars – elle connaît un déficit commercial avec le reste du monde – qui reflète une division internationale du travail analogue à celle qui peut exister dans un pays développé entre son centre et une région où se concentreraient les usines. L’énormité de ses réserves de change est avant tout un signe de sa difficulté à conduire une politique de réduction progressive de son épargne nationale et d’augmentation de sa consommation, c’est-à-dire du niveau de vie de sa population, sans remettre en cause un système politique sans équivalent dans le monde. Une réévaluation du yuan serait l’instrument de choix pour un tel ajustement. Mais les autorités craignent de ne pas trouver le bon quantum, d’entraîner la délocalisation brutale d’activités vers les pays voisins et, en faisant surtout bénéficier les classes moyennes urbaines d’un surplus de consommation, d’accentuer des disparités sociales et régionales déjà excessives.
On ne peut exclure qu’il y ait aussi, de façon plus sinistre, l’intention de prélever sur la population une taxe exceptionnelle donnant au gouvernement les moyens d’une stratégie de puissance. Dans quel domaine s’exercerait-elle ? D’abord dans son pouvoir de nuisance, ou au moins son effet de levier : la Chine détient assez de dollars pour provoquer une conflagration de l’économie mondiale aussi dévastatrice qu’une attaque nucléaire. Mais à la différence des armes de destruction massive, les balances dollars sont aussi un outil d’intervention pacifique – par exemple pour faire des prêts à des États amis -, ou impérialiste – par exemple pour acquérir des biens immobiliers ou des moyens de production.
Au Japon, qui sort d’une longue période de stagnation, c’est plutôt la crainte de remettre en cause un acquis encore incertain qui conduit les autorités à une politique de très bas taux d’intérêt. Ceux-ci ont contribué à une dépréciation continue du yen, à d’énormes excédents commerciaux et courants, et au maintien de réserves massives. Mais il ne semble pas qu’il y ait de la part du Japon – ou de la Corée du Sud – d’accumulation de réserves officielles à des fins stratégiques ; ces pays subissent plutôt l’ordre économique présent et acceptent une certaine stérilisation de leur épargne nationale – avec un effet estimé à 1 point de croissance – comme leur quote-part du prix de la stabilité.
La concentration régionale asiatique des excédents de réserves de change est à rapprocher de la concentration de la production de pétrole – et de la rente du producteur – dans la zone du Moyen-Orient. Elle illustre un rééquilibrage géographique du monde qui, dans le cas asiatique, n’inquiète guère l’Occident, car il se fait au bénéfice d’une population qui accepte globalement ses valeurs et qui est simplement meilleure que lui au jeu capitaliste. Il est possible que l’accumulation d’un trésor de guerre débouche un jour sur une posture plus agressive de contestation d’un leadership politique et de remise en cause de valeurs empruntées à l’Ouest, adaptées et, pour leur partie indigeste, finalement rejetées.
Quant à la concentration des réserves sur un certain type d’actifs – les créances sur le Trésor américain -, elle est l’illustration la plus éloquente qu’on puisse imaginer de la superpuissance économique incomparable des États-Unis, qui, comme un suzerain féodal, assurent la stabilité et la liquidité de l’économie mondiale et bénéficient en contrepartie d’une prise en charge des dépenses d’entretien de leur « maison ». Cette situation, au début des années 1970, avait été jugée insupportable ; et impraticable l’idée française d’un retour à l’or adéquatement réévalué. On avait alors créé au FMI le mécanisme des droits de tirage spéciaux (DTS), censé assurer un approvisionnement rationnel du monde, grâce à des liquidités qui seraient la dette du système et non pas celle d’un pays particulier. Ce mécanisme n’a pas eu le développement escompté, car, dans l’ensemble, la communauté internationale avait une plus grande confiance dans les États-Unis qu’en elle-même. Il est possible que les excès actuels conduisent à une renaissance de ce type de réflexion, peut-être avec des formules de mise en commun de réserves, où une structure internationale s’intercale entre les créanciers et leur débiteur. L’idée d’un « euro asiatique » est également caressée par certains, mais elle butera sur la rivalité de la Chine et du Japon.
On peut exclure une recomposition brutale des réserves officielles du dollar vers, par exemple, l’euro, car elle pénaliserait en premier lieu les créanciers qui verraient s’effondrer la valeur de leurs créances. Mais une évolution lente est prévisible, qui contribuera à une érosion durable du dollar. On la constate depuis quelques années puisque la proportion des réserves libellées en dollars est passée de 71 % à 66 % entre 1999 et 2005, tandis que pour l’euro, la proportion passait de 18 % à 24 %.

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