[Tribune] En Afrique, la bataille contre le coronavirus ne fait que commencer
Sur le continent, la plupart des systèmes de santé fonctionnent déjà à pleine capacité et le dépistage de masse reste hors de portée. Le confinement est avant tout un moyen de gagner du temps. Mais comment préparer l’après ?
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Kate Dooley
Directrice Afrique de l’Ouest du Tony Blair Institute
Publié le 12 mai 2020 Lecture : 5 minutes.
Il y a évidemment beaucoup de choses que nous ne connaissons pas sur le Covid-19 en Afrique : la valeur réelle des compromis en jeu, si la jeunesse des populations fera diminuer la mortalité, ou si les nombreuses maladies comme la tuberculose ou la malnutrition sévère l’exacerberont, ou encore à quel point le système de santé non lié au Covid sera affecté.
Pourtant, les dirigeants africains sont témoins des défis économiques et sociaux liés au maintien du confinement, même partiel, et ils ont en main les informations sur la capacité de leur système de santé et sur les finances publiques. Ils savent qu’ils ne peuvent maintenir un confinement prolongé, leurs populations ne pourraient y survivre.
Cette situation pourrait aller jusqu’à provoquer des troubles, comme cela a déjà été le cas en Ouganda, en Afrique du Sud ou au Kenya. D’autres pays viendront s’ajouter à cette liste, dès lors que leurs gouvernements ne pourront plus subventionner les vivres des populations des zones urbaines à forte densité.
Gagner du temps et se préparer au pire
Pour l’instant, les fermetures de frontières, les confinements et les politiques générales de distanciation sociale font gagner du temps aux gouvernements africains, pas jusqu’à ce qu’un vaccin soit disponible (la plupart des pays ne peuvent se permettre de stopper leurs économies et de se priver de moyens de subsistance aussi longtemps) mais pour suivre l’épidémie, préparer leur système de santé, leur économie et leur population.
Il ne fait aucun doute que les dirigeants doivent se préparer au pire. Comme l’a souligné fin avril l’épidémiologiste Salim Abdool Karim, président du comité scientifique consultatif ministériel de l’Afrique du Sud, il n’existe aucune preuve tangible que l’Afrique échappera au même sort exponentiel que le reste du monde.
Une fois les confinements levés, nous devons nous attendre à une augmentation considérable du nombre de cas au sein de la population, bien que nous ne sachions pas jusqu’à quel niveau. Cette crise restera cachée pendant plusieurs mois, car la capacité de test est encore cruellement insuffisante dans la majorité des pays.
C’est un moment intensément politique pour les dirigeants, en particulier ceux ne disposant pas de données fiables sur la poursuite du confinement, qui devront voir si l’assouplissement des restrictions pourrait passer pour un retournement politique et être interprété comme étant la fin plutôt que le début de la crise.
Se poser les bonnes questions
Il est donc essentiel que les décideurs planifient la suite dès maintenant et disposent d’un cadre pour faire ces choix difficiles. Cinq éléments devraient être retenus comme prioritaires par les gouvernements africains pour se préparer au mieux :
1) Mettre de l’ordre dans les stratégies et systèmes de surveillance, de suivi des contacts et de tests Covid. Tous les cas et leurs contacts ont-ils été joints et cartographiés pour créer une image de l’épidémie à jour ? Le système en place a-t-il la capacité de maintenir le suivi nécessaire ? Les technologies disponibles et adaptées au pays sont-elles utilisées au mieux ?
2) Préparer autant que possible le système de santé et protéger le personnel. Y a-t-il suffisamment d’équipements de protection individuelle à disposition pour les six prochaines semaines ? Y en a-t-il suffisamment dans les stocks pour les temps à venir ? Y a-t-il suffisamment de lits d’isolement et de soins intensifs ? Le personnel de santé a-t-il reçu une formation spécifique sur le Covid ?
3) Planifier la protection des groupes vulnérables, prioriser les soins de santé Covid et maintenir les soins non liés au Covid. Comment les établissements de santé peuvent-ils minimiser l’exposition tout en maintenant les soins généraux, particulièrement pour les femmes et les enfants ? Quelles sont les directives cliniques pour prioriser les soins intensifs ? Comment les groupes vulnérables au Covid, tels que les personnes âgées et les patients tuberculeux, seront-ils protégés contre le virus ? Quel sera le rôle du personnel de santé communautaire ?
Les semaines à venir exigeront des choix jusqu’ici inimaginables pour la plupart des dirigeants
4) Planifier des mesures de relance économique et de protection sociale pour protéger les moyens de subsistance. Même après la levée des confinements, les économies africaines continueront à subir les conséquences du choc sur la demande provoqué par une crise mondiale plus large. Renforcer les mécanismes de protection sociale existants et rendre les moyens de transfert monétaire et la nourriture largement disponibles, tout en analysant les mécanismes de soutien aux entreprises génératrices d’emplois – incluant l’accès au financement – sont des moyens essentiels pour garantir les moyens de subsistance. Réorienter l’industrie pour soutenir la production et la fourniture d’équipements médicaux est également un élément gagnant-gagnant.
5) Impliquer et mobiliser les citoyens et les communautés autour des mesures de distanciation sociale, pour changer les comportements en conséquence (la « mobilisation sociale », dans le jargon de la santé publique). Quelles données de référence sont disponibles sur le niveau d’acceptation par la communauté et les autorités locales de ces mesures ? Quelles seront les mesures prises pour les transports publics, les marchés, les écoles, les bureaux et les lieux de cultes ? Les couvre-feux sont-ils le meilleur moyen de limiter les contacts et d’envoyer un signal au public sur l’état de la crise ?
Après le confinement, rester vigilant
Lever les confinements ne signifie pas un retour au « business as usual », alors que le Covid-19 continue de faire des ravages. C’est une évolution et un calibrage, non un choix binaire. Le mot-clé de cette période sera la vigilance. De par mon expérience auprès du président de la Sierra Leone lors de la crise Ebola, je sais à quel point cette vigilance sera importante, tout autant que difficile – il a fallu presque douze mois à partir du pic de l’épidémie pour que le pays soit déclaré libéré du virus, en novembre 2015.
Les communautés devront faire preuve de précaution pour s’adapter aux politiques de distanciation sociale mises en place par les gouvernements. Autoriser les transports en commun en limitant le nombre de passagers permet à l’économie de fonctionner tout en contenant la propagation du virus.
Maintenir certaines règles de distanciation sociale, comme le port de masques dans les espaces publics, envoie au public le message clair qu’une crise est en cours, alors que les gouvernements ont toujours devant eux des décisions politiques complexes à prendre.
Les composantes de loin les plus critiques de cette période seront les citoyens eux-mêmes. Le changement de comportement se produit à l’échelle locale et communautaire, c’est donc à ce niveau que la vigilance doit être assurée. Les gouvernements doivent impliquer les communautés et leurs différents leaders (chefs religieux, chefs de village, femmes des marchés, dirigeants syndicaux des motos-taxis, célébrités, hommes politiques…) pour faire accepter ces nouvelles réalités et l’évolution des normes sociales.
Les semaines à venir exigeront des choix jusqu’ici inimaginables pour la plupart des dirigeants africains, en particulier concernant la fourniture de soins de santé critiques, pourtant actuellement très limités. Les confinements prolongés ne leur permettront pas de sauver le plus de vies mais, en utilisant les cinq éléments clés présentés ci-dessus, les dirigeants pourront savoir quand les restrictions pourront être assouplies, tandis que leurs systèmes et leurs populations seront mieux préparés et mieux protégés pour la prochaine phase de cette crise.
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